Depuis que les jeux numériques existent, leur création a été dominée par une petite partie de la population : le plus souvent des hommes blancs et ingénieurs. Dans les années 60 et 70, des universités comme celles du MIT et du Sud de l’Illinois contenaient tout ce qui se faisait en matière d’ordinateurs et de réseaux qui pouvaient être utilisés par les étudiant-e-s. Beaucoup de chiffres donnés par la suite évoqueront la situation du jeu-vidéo aux Etats-Unis. En effet, l’histoire de ce médium a été énormément influencée par ce pays, ayant dès ses débuts et encore aujourd’hui, un impact indénouable à l’international autant économiquement que culturellement. Aujourd’hui encore, les Etats-Unis ont le deuxième plus grand revenu lié aux jeux-vidéo, juste derrière la Chine, mais qui occupe cette place depuis bien moins longtemps, et qui exporte beaucoup moins ses jeux vers l’Europe que les Etats-Unis.
La plupart des jeux étaient créés directement sur le réseau de ces écoles aux USA et joués et modifiés par les seul-e-s y ayant accès. Ils étaient d’ailleurs, la plupart du temps déguisés en d’autres programmes, pour se cacher de l’administration qui tendait à les supprimer, les considérant comme une perte de temps.
Donc à l’origine, dans les années 60 et 70, pour créer du contenu vidéo-ludique, il fallait avoir accès à un ordinateur. Le premier “home computer”, comme l’Apple Macintosh -un ordinateur conçu spécifiquement pour les personnes non ingénieures- n’a été popularisé qu’à partir des années 80. Faire partie d’un réseau d’écoles d’ingénieur-e-s était donc une condition nécessaire pour avoir accès à un ordinateur et donc, au monde du jeu vidéo.
Mais cet accès n’est que la première et la moindre des barrières. Pour pouvoir entrer dans le monde du jeu-vidéo, il faut nécessairement savoir parler un langage de programmation. A l’époque, évidemment, aucun de ces langages n’était prévu pour être utilisé par une personne autre qu’un-e ingénieur-e. La plupart de ces langages étaient écrits en assembleur, un langage très technique, complètement illisible pour un être humain. Aujourd’hui, avec des langages lisibles comme Ruby, à la syntaxe très simple, ou comme tous les langages en visual scripting[1], quasiment n’importe qui peut créer un jeu sans avoir besoin d’écrire une ligne de code.
Ces enseignements, d’autant plus dans les années 70, et d’autant plus aux Etats-Unis, étaient forcément réservés à une élite, et donc excluaient dans des mesures différentes les femmes, les personnes LGBTQ+ et les personnes racisées. Aujourd’hui encore, la situation reste catastrophique, seulement 11% des ingénieur-e-s professionnel-le-s sont des femmes aux Etats-Unis, alors qu’elles sont environ 20% à recevoir un diplôme dans ce domaine. On se rend compte avec ce genre de chiffres comment les injonctions patriarcales relatives à la maternité et à l'entretien du foyer -entre autre- handicapent les femmes, mêmes celles qui ont eu le privilège de faire des études. Les minorités racisées (Natifs-ves américain-e-s, personnes noires et hispaniques) sont encore plus mal représentées. En 1989 elles représentaient 7% des travailleurs-euses dans l'ingénierie, et n’était que 12% en 2008[2]. D’après la Société des Femmes Ingénieures, les femmes et autres minorités ont constitué approximativement 16 à 17% des étudiant-e-s diplômé-e-s entre 1990 et 2003.
Entre les années 80 et les années 90, décennie fondamentale dans l’histoire de la création des jeux-vidéo, d’autant plus aux Etats-Unis, un phénomène fit parler de lui dans la presse, “l'incredible shrinking pipeline”, littéralement “l’incroyable rétrécissement du pipeline”[3], métaphore de l’accès aux études informatiques par les femmes. En effet durant cette décennie, alors même que de plus en plus de programmes d’études s’ouvrent aux femmes dans l'ingénierie, et que celles-ci augmentent leur nombre de 45% tous domaines confondus, dans le domaine des sciences informatiques et de la programmation, leur nombre baisse drastiquement de 23%. Les raisons avancées par Tracy Camp, docteure en sciences de l’informatique, sont les mêmes que celles que nous pouvons avancer aujourd’hui par rapport à l’industrie et au monde du jeu-vidéo. Elle cite :
-Le marketing du développement de jeux-vidéo extrêmement genré, réservé aux hommes,
-La perception que les sciences informatiques étaient le domaine des “hackers, des nerds et des personnalités antisociales”,
-La discrimination des femmes dans ces domaines,
-Le manque de modèles féminins (enseignantes, directrices de recherche, chercheuses) dans les universités.
La journaliste féministe Susan Faludi ajoute, dans son livre Backlash : The Undeclared War Against American Women[4] :
“By the end of the decade, 80 to 95 percent of women said they suffered from job discrimination and unequal pay. Sex discrimination charges filed with the with the Equal Employment Opportunity Commission rose nearly 25 percent in the Reagan years, and charges of general harassment directed at working women more than doubled.”
Il est navrant de voir que le phénomène de “shrinking pipeline” est toujours d’actualité : le pourcentage du nombre de diplômes donnés à des femmes en mathématiques et sciences de l’informatique a atteint son pic en 1985, avec 39%, mais n’a fait que redescendre depuis, jusqu’à atteindre 25% en 2008. Nous parlons en plus ici des diplômes, non du pourcentage effectif de travailleuses dans ce domaine, qui est beaucoup plus faible.
Il est évident, alors, quand on voit ces chiffres, que cet accès limité à l’éducation et à la formation a été décisif quand au rôle des femmes dans ces domaines. Ajouté à cela nous pouvons citer plusieurs autres facteurs.
Après cette période d’échange de jeux en circuit fermé au niveau des universités scientifiques, ce fut l’ère des bornes d’arcades. Ces dernières étaient des meubles en bois, stylisées et décorées, contenant une borne et un écran, le tout permettant le plus souvent de ne jouer qu’à un seul jeu. Le principe était simple : dans un premier temps, ces bornes étaient installées dans un lieu public, comme des bars, puis, quand les jeux devinrent populaires parmi les plus jeunes générations, dans des pizzerias, et centres commerciaux. Ensuite, pour une petite somme d’argent, la personne désirant jouer, obtient une partie, et doit payer plus pour pouvoir jouer davantage. Plus tard, en gagnant en popularité, les bornes d’arcades furent installées dans des endroits leur étant dévolus, les “salles d’arcades”, premier lieu populaire de rencontre entre le public et les jeux-vidéo. Il est malheureusement certain, que les lieux publics, encore davantage ceux comme les bars et restaurants, et surtout dans les Etats-Unis des années 90, ne permettent pas aux femmes la même émancipation qu’aux hommes. Le manque de confiance en soi face aux hommes, le harcèlement, les tâches ménagères les attendant au foyer, le stéréotype de la femme facile seule à l’extérieur ou simplement le public visé par les bornes d’arcades, toutes ces raisons font que parmi les jeunes gens touchés par ces jeux, le pourcentage de femme était fortement inférieur.
Il ne fallut pas très longtemps après cette période, pour que les fabricant-e-s d’arcades aient l’idée de fabriquer des machines destinées à un usage personnel, leur permettant ainsi de cibler avec leurs jeux les joueurs et joueuses elleux-même plutôt que les propriétaires de bars ou salles d’arcades. Atari furent les premiers éditeurs à avoir autant de succès dans les jeux d’arcade, et en 1977, ils commencèrent à sortir l’Atari Video Computer System -plus tard renommé l’Atari 2600- version personnelle de leurs bornes d’arcade les plus populaires. Les consoles portables ne furent pas les seules à envahir les maisons, car en 1984, comme nous l’avons dit plus haut, Apple sorti son premier ordinateur personnel, le Macintosh Plus, conçu pour un public lambda. C’est le moment où le marché des jeux-vidéo explosa. Le public ciblé était alors les adolescents issus de ménages aisés à riches, et plus particulièrement les garçons. Les femmes ayant un pouvoir d’achat beaucoup plus bas que les hommes purent moins que ces derniers acquérir des consoles et ordinateurs et les adolescentes se sentaient évidemment moins attirées par un loisir qui ne les ciblait pas, comme le montre de nombreuses publicités que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe.
Ainsi, en se penchant sur l’histoire de la création des jeux-vidéo, nous comprenons comment une société patriarcale et ses biais genrés ont influencé le public d’un tout jeune médium. Malheureusement, ces observations sont aussi valables pour d’autres champs, la place des femmes dans le cinéma, dans les sports, la photographie et dans bien d’autres domaines est une place extrêmement difficile à atteindre et à tenir directement à cause du manque d’émancipation économique et sociale. Si nous voulons voir un jour un domaine d’activité non genré offrant des chances d’accès et des conditions de travail égales, il faut totalement changer la société capitaliste et patriarcale telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Aujourd’hui, si ces problèmes ne sont toujours pas réglés, tant ceux de l’accès aux études que du pouvoir d’achat, la problématique du public visé s’est déplacée, toujours plus capitaliste mais tout aussi sexiste. Car bien-sûr, se rendant compte d’un manque à gagner, les éditeurs de jeux-vidéo commencèrent à viser les 50% du public qu’ils n'atteignaient pas encore, les adolescentes et les femmes. C’est ainsi que nous entrons dans la pas-très-glorieuse époque des “jeux pour filles”.
Purs produits du capitalisme et du patriarcat, les thèmes de ces jeux souvent destinés aux jeunes et très jeunes filles sont souvent liés à des actions extrêmements stéréotypées liées à la mode, au maquillage, à la socialisation et drague “gentille”, tout cela ponctué de petits animaux mignons sur fond rose.
Aujourd’hui, l’étude de la répartition des joueurs et joueuses dans les jeux-vidéo nous en apprend beaucoup sur les conséquences de telles limitations. Le pourcentage de femmes dans le public des jeux-vidéo est d’environ 41%. Un tel chiffre pourrait faire croire que les choses ne sont pas aussi déséquilibrées qu’elles le sont, après tout c’est un médium assez nouveau, dont l’histoire comme nous l’avons montré est parsemée d’obstacles pour les femmes. Malheureusement, quand on se penche sur le type de jeux joués par les femmes, il apparaît un problème bien réel : elles sont cantonnées à certains types de jeux bien particuliers, les jeux sur mobiles, ou les jeux dits “casual”[5]. D’ailleurs leur présence dans ces jeux est écrasante, elles représentent environ 70% du public des jeux de Match 3 comme Candy Crush. Sorti de ces jeux, leur présence diminue drastiquement, jusqu’à atteindre un pourcentage ridicule dans les jeux de sport, où elles ne sont que 2%, ou les ‘FPS’, jeux de tire à la première personne, où elles représentent 7% des joueurs. Il n’est aucunement question de se prononcer ici sur la vraie appartenance de ces jeux au médium du jeu-vidéo, ils en font évidemment partie. Le problème est plutôt que l’origine de ce déséquilibre n’est pas la suite d’un choix libre et éclairé ou d’un hasard incroyable faisant que toutes les personnes assignées femmes à la naissance préfèrent jouer à Angry Birds plutôt qu’à Grand Theft Auto. Encore une fois, les femmes sont reléguées et se relèguent elles-mêmes à des places où la compétition n’est pas présente, où aucune compétence n’est vraiment nécessaire, où elles ne gêneront aucun homme, bref, à des places qui ne leur apporteront aucune gratification ni reconnaissance sociale ou économique.
L’autre problème est que les jeux sur mobiles, ou les jeux casual n’ont pas de reconnaissance dans la communauté du jeu-vidéo, en partie parce qu’ils sont développés dans des buts financiers[6] et addictifs et qu’ils ciblent un public précis avec beaucoup de condescendance. Chose d’ailleurs dommage, car les téléphones ou tablettes mobiles étant des plate-formes comme une autre, beaucoup de jeux très intéressants pourraient y être créés. Il en va de même pour les jeux comme les Sims, série de jeux jouée par de très nombreuses personnes, qui, sans être tout à fait un jeu casual, est extrêmement mal vu dans la sphère des “hardcore gamers”.
On remarque aussi que le lieu de jeu change en fonction du genre de la personne qui joue. Pour les joueuses, les lieux choisis pour jouer seront plutôt les transports, les toilettes, les salles d’attentes, et pour les joueurs masculins, bien qu’ils jouent aussi dans les transports et les toilettes, jouent beaucoup plus dans la maison. Statistiques directement corrélées avec, tout d’abord, le format des jeux, mais surtout avec l’attribution des tâches ménagères. Une femme dans une maison aura malheureusement beaucoup moins de temps et d’espace mental disponible pour effectuer des actions de type loisir, d’autant plus des jeux-vidéo, véhiculant un côté très masculin et assez vain.
D’autres chiffres sont également intéressants pour illustrer ce déséquilibre. Les joueurs masculins seront trois fois plus enclins que les joueuses femmes, à s’appeler eux-mêmes des “gamers”, pour le même nombre d’heures de jeu. Ils auront également la possibilité d’aller plus loin dans la maîtrise d’un jeu vidéo commencé, et y joueront plus longtemps. Ils auront aussi à leur actif, au moins trois types de jeu de prédilection, contre un ou deux pour les femmes.
Au delà des problèmes liés à l’éducation, au marketing genré et à la charge des tâches ménagères, une barrière de taille pour les joueuses est le comportement des joueurs masculins. Ce texte n’a pas pour but de les lister ou de les décrire, il s’agirait d’un sujet en soi, mais de nombreuses études démontre une agressivité bien plus haute envers les joueuses que les joueurs[7], et des comportements spécifiques, comme les menaces de mort, de viol, le harcèlement sexuel, etc… Les joueurs et joueuses issu-e-s de la communauté LGBTQ+ ainsi que les personnes racisées tendent à recevoir ce type d’insultes dans des proportions différentes.
Il est important pour moi de noter que ces spécificités sont bien-sûr abordées d’une manière sociale et absolument pas d’une manière biologique. Le patriarcat ainsi que les identités de genre stéréotypées sont des constructions sociales. Il va sans dire qu’une personne assignée femme n’est pas, par nature, moins douée ou moins encline à la compétition. De même, une personne assignée homme ne sera pas sexiste par nature. L’éducation genrée de notre société et la répartition des catégories professionnelles qui en découlent contribue à renforcer ces rôles.
[1] Voir Lexique
[2] Chiffres datant de 2017, Women in STEM workforce, WISE Campaign
[3] Chiffres datant de 2011, National Science Foundation
[4] Titre d’un article écrit par la docteure en informatique Tracy Camp, Communications of the ACM, Vol. 40 Nr. 10 (October 1997),
[5] Susan Faludi, Backlash : The Undeclared War Against American Women, Broadway Books:
“A la fin de la décennie, 80 à 95% des femmes disent avoir été victime de discrimination au travail et d’inégalité salariale.Les charges pour discrimination de genre à l'embauche reportée par l’EEOC monta d’environ 25% pendant les années Reagan, et les charges pour harcèlement sur des femmes au travail a plus que doublé.”
[6] Le casual game (littéralement « jeu occasionnel ») est un jeu vidéo destiné au large public des joueuses occasionnelles (casual gamer). Un jeu casual n'est pas forcément un jeu sur lequel les joueuses passent peu de temps. Ce type de jeu se caractérise généralement par une affordance ainsi que des choix de game design orienté vers l'accessibilité dans le but d'attirer le plus de joueuses possibles.
[7] Etude menée sur des joueurs et joueuses du jeu Halo 3 en 2015 :
Kasumovic MM, Kuznekoff JH (2015) Correction: Insights into Sexism: Male Status and Performance Moderates Female-Directed Hostile and Amicable Behaviour https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0131613