En août 2014, un événement liant le milieu du journalisme et du jeu-vidéo a cristallisé une partie de ces tensions et a résulté en l’apparition d’un clivage important dans la communauté. L’analyse de cette situation permet de voir comment quelque chose d’incroyablement sexiste et dangereux peut se cacher derrière une controverse à l’allure banalement contemporaine. Cet événement est connu sous le nom de “Gamergate”.
Avant d’aborder en détail ce qui a constitué le corps de la controverse du GamerGate, il faut parler d’Anita Sarkeesian. Vidéaste et journaliste américaine dans le domaine du jeu-vidéo et du cinéma, elle est connue tout d’abord pour son site internet, Feminist Frequency , qu’elle crée en 2009.
Sur ce site, elle crée et héberge des vidéos parlant de culture populaire, films, séries, jeux-vidéo, … les analysant à travers un prisme féministe. Ces critiques sont une sorte d’héritage du travail de Lindsay Ellis, autre journaliste féministe, et des Buffy studies [1], c’est à dire des études mêlant sociologie, psychologie, et surtout gender and women studies, dans un esprit féministe très quatrième vague et intersectionnel.
En 2011, en association avec Bitch Media, plate-forme internet désirant apporter des réponses féministes aux produits de la culture populaire, elle crée la série “Tropes VS Women”, une série de six vidéos où elle analyse six types de rôles différents dans lesquels les personnages féminins sont cantonnés à la télévision, dans les films, comics, jeux vidéo, etc… Parmi ces rôles, par exemple, celui, bien connu, de la “Manic Pixie Dream Girl”, terme inventé par le critique Nathan Rabin décrivant un personnage féminin secondaire, au caractère enfantin ou léger -ce sont souvent ses seules caractéristiques-, qui ne poursuit pas d’autres but que de soutenir le héros masculin, le faisant le plus souvent sortir d’une dépression en lui redonnant goût à la vie. Ce rôle, assez semblable à celui de la Muse pour un artiste, perpétue le mythe de la femme dont le seul but est de prendre soin de l’autre, s’effaçant complètement pour “réparer” cet homme solitaire et triste, pour qu’il puisse ensuite aller “réparer le monde”.
Ces vidéos ont bien sûr rencontré quelques résistances, mais elles ont aussi et surtout trouvé leur audience dans le vaste public d’internet, et n’ont pas suscité plus de vagues que ça.
En mai 2012, trois ans plus tard, Sarkeesian débute une campagne modeste de financement participatif, sur le site Kickstarter, pour l’aider à réaliser une nouvelle série de type “Tropes VS Women”, mais cette fois-ci concentrée sur le monde du jeu-vidéo. La campagne remplit son objectif en moins d’une journée, et au mois de juin, elle est financée à plus de 800%. Ce fait est souvent critiqué par les détracteurs d’Anita Sarkeesian, lui reprochant d’avoir “créé l'événement” afin que sa série sur les jeux-vidéo rencontre un plus grand succès. Mais c’est oublier que sa série originelle ainsi que sa nouvelle idée étaient déjà des succès, rassemblant de très nombreuses personnes désireuses d’entendre parler de ces problématiques.
Ce qu’il s’est passé ensuite a débuté sur une page du site 4Chan, forum anonyme anglophone et non-modéré, connu pour contenir absolument n’importe quoi, souvent à la limite de la légalité. Ce forum étant entièrement anonyme, il est difficile de trouver “le patient zéro” de cette affaire, mais quoi qu’il en soit, quelque part sur internet, quelqu’un pointait du doigt Anita Sarkeesian. Durant la dernière semaine de sa campagne Kickstarter, elle commença à recevoir des milliers de commentaires négatifs sur ses vidéos et sur les réseaux sociaux. Son site personnel fut supprimé, sa page Wikipédia vandalisée avec du contenu pornographique et des insultes racistes, et sa campagne de financement fut la cible de très nombreuses personnes qui essayèrent de la faire disparaître d’internet. La plupart de ces gestes furent ceux de groupes de personnes coordonnées issues de 4Chan et Reddit, travaillant ensemble.
Après quelques jours, Sarkeesian décida de documenter le harcèlement dont elle était la cible, et publia les preuves sur son site ainsi que sur sa page Kickstarter. Autour du 10 juin, plusieurs journaux en ligne commencèrent à relayer l’expérience d’Anita Sarkeesian, lui apportant encore davantage de visibilité, et donc, un harcèlement accru, mais par extension, l’argent récolté sur sa campagne de financement fut triplé avant qu’elle ne soit fermée, le 16 juin.
La combinaison d’une large et belliqueuse stratégie pour faire taire Anita Sarkeesian et sa volonté de ne pas rester muette face à une telle situation, fit d’elle une figure féministe relativement connue à ce moment là. Durant les trois ans qui suivirent, le même cycle de harcèlement recommença en boucle : tentative de silenciement, exposition, puis couverture médiatique attirant davantage l’attention sur elle. A chaque essai, ses détracteurs se replient et mettent au point de nouvelles stratégies pour la faire disparaître : ils ont continuellement essayé de hacker ses informations personnelles, lui ont envoyé des centaines de menaces de mort explicites, certaines incluant son adresse personnelle ou celles de membres de sa famille, qu’elle finit par transmettre au FBI, et qui la forcent à déménager[2]. Elle fut également la cible d’attaques racistes et antisémites, caricaturée de nombreuses fois et nommée “Jewkeesian”. Quelqu’un créa un jeu-vidéo dont le but était de l’agresser, un autre menaça de se faire exploser dans la Game Developers Conference[3] si elle y participait, et encore un autre menaça publiquement de faire exploser une école si elle s’exprimait encore[4]. Ses vidéos furent signalées des milliers de fois dans le but de les faire interdir sur Youtube, et elle reçu des centaines de tweets abusifs toutes les semaines. Je précise que ces exemples ne sont qu’un échantillon du harcèlement subit.
Lors d’une conférence, Sarkeesian s’exprime sur ce qu’elle traverse :
“ I don’t get to publicly express sadness or rage or exhaustion or anxiety or depression. I can’t say that sometimes the harassment really gets to me, or conversely that the harassment has become so normal that sometimes I don't feel anything at all. I don’t get to express feelings or fear or how tiring it is to be constantly vigilant of my physical and digital surroundings. How I don’t go to certain events because I don’t feel safe. Or how I sit in the more secluded areas of coffee shops and restaurants so the least amount of people can recognize me. “[5]
En dehors de ce déferlement de haine sexiste, ces vidéos ont pourtant été globalement bien reçues par le public visé. Leur fonction première est de critiquer un médium qui, en comparaison avec d’autres médiums de la culture populaire, n’a pas été autant touché par des analyses féministes. C’est finalement, une manière détournée de montrer que la légitimité du médium vidéoludique grandit et qu’il doit prendre en compte de nouvelles problématiques. Sarkeesian exprime des idées nouvelles pour ce public -les joueurs et joueuses-, mais à bien y regarder, la majeure partie des choses qu’elle dit ne sont pas inédites. La plupart de ses avis sont partagés par d’autres féministes contemporaines, qu’elle cite d’ailleurs dans ses vidéos, et l’étude sur la représentation des femmes dans la culture remonte aux années 60, voire même avant. Aujourd’hui, ces idées sont enseignées dans le domaine des études de genre et de féminisme. Son discours n’est ni nouveau ni vraiment radical, et Anita Sarkeesian n’est pas non plus la première à aborder ces sujets en les liant aux jeux-vidéo. Tout ceci pour en arriver à la question “pourquoi elle ?” et surtout “pourquoi maintenant ?”.
Sarkeesian elle-même s’est décrite comme ayant été utilisée comme le super-vilain, la grande méchante dans la guerre contre ce qu’elle représente. Les personnes qui détestent Anita Sarkeesian pensent qu’elle a tort, qu’elle ment, qu’elle déteste les hommes, qu’elle déteste les jeux-vidéo et qu’elle a arnaqué les gens et contaminé leurs esprits avec ses vidéos. Ils pensent qu’elle voudrait que chaque jeux ne parle que d’homosexualité et de sentiments. En bref, ils pensent qu’elle veut ruiner le monde du jeu-vidéo. Mais, si tout ceci montre bien la colère de ses détracteurs, cela ne l’explique pas. Qu’est-ce que cache cette vague de harcèlement et d’attaques sexistes ?
Revenons maintenant à la controverse du Gamergate. La situation qu’a vécu Anita Sarkeesian constitue en quelque sorte les prémices de cette affaire. Le Gamergate arrivant deux ans après le début de la campagne de harcèlement qu’elle a vécu -et vivait encore à l’époque du Gamergate-, et les rhétoriques et techniques utilisées par les détracteurs étant les mêmes, il est clair qu’il s’agit des mêmes cercles utilisant plus ou moins les mêmes méthodes. Sarkeesian et d'autres joueuses et critiques féministes ont d’ailleurs été à nouveau prises à parti et harcelées pendant le Gamergate.
La plupart du temps, le Gamergate est présenté comme la demande de la part de la communauté des joueurs d’une réforme éthique du monde du journalisme vidéoludique.
Les faits : en août 2014, Eron Gjoni, publie sur son blog un article assez long décrivant sa relation avec son son ancienne partenaire Zoë Quinn, développeuse indépendante de jeux-vidéo et féministe très active politiquement. Dans son article il l’accuse de plusieurs choses, entre autres d’avoir eu plusieurs relations avec des professionnels du jeu-vidéo, dont Nathan Grayson, journaliste de Gawker[6].
Comme dans le cas d’Anita Sarkeesian, le sujet est immédiatement repris sur 4Chan, et Zoë Quinn accusée -entre autres- d’avoir échangé des faveurs sexuelles contre des avis positifs sur son jeu, Depression Quest. Deux groupes sont vite créés, les “pro-gamergate”, se servant de cette affaire pour lancer de nouvelles campagnes de harcèlement contre plusieurs joueuses ou personnalités du jeu-vidéo, et les “anti-gamergate”, constitué de celleux qui ne sont pas d’accord avec eux ou pas au courant de cette affaire, c’est à dire, plus ou moins le reste du monde.
La question importante est donc de savoir si le mouvement du gamergate a été ouvertement misogyne, ou plutôt un mouvement constitué d’un groupe de joueurs frustrés ne sachant où diriger leur colère. Mais surtout dans quelle proportions les agents du gamergate ont-ils eu conscience de participer à une vague de haine anti-féministe ?
Personne n’a de chiffres précis sur le Gamergate, en partie car les “pro-gamergate” se regroupent souvent sur des forum anonymes comme 4Chan ou Reddit, empêchant ainsi de connaître leur nombre, mais aussi car leur stratégie consiste à créer de nombreux faux profil sur Twitter ou les réseaux sociaux afin d’apparaître plus nombreux qu’ils ne le sont vraiment. Cependant parmi tous les gens faisant partie de la controverse, il semble y avoir deux groupes de personnes, un petit et un grand.
Le premier groupe, le plus petit, n’est pas forcément intéressé par l’intégrité des journalistes du monde du jeu-vidéo, mais trouve en ce sujet une couverture pratique pour harceler des femmes et autres minorités ainsi qu’une manière de créer un réseau entre personne désirant le faire. Ce groupe là, autoproclamé “les gaters” est celui qui a commencé à agir, poussant trois femmes à déménager par peur de leurs harceleurs, et faisant fuiter les informations personnelles -ce que l’on appelle du doxing[7]- de nombreuses autres joueuses, développeuses ou critiques, allant même jusqu’à envoyer chez elles des équipes armées du SWAT après avoir propagé de fausses accusations. Ce ne sont que quelques exemples, je ne parle pas des milliers de menaces de mort, menaces de viol, envoi de contenus violents, pornographiques, ou encore de ces femmes qui ont quitté le monde du jeu-vidéo suite à cette affaire.
Le second groupe, est composé de joueurs lambdas, croyant tous qu’il y a effectivement quelque chose à changer dans la relation entre jeux-vidéo et journalisme et sont sincèrement en colère à cause de ça. Mais ce groupe-là a vite joué le jeu du premier groupe, et tout en se défendant de ne pas commettre des actes sexistes aussi graves et dangereux que ceux que je viens de décrire, ils les ont rejoint.
Il est très important de se rendre compte que le premier groupe ne vient pas forcément du monde du jeu-vidéo. les Gaters viennent du site 4Chan, et plus précisément du sous-forum “pol” (pour “politiquement incorrect”), connu pour être fréquenté par beaucoup d’anti-féministes et de néo-nazis. Ce sont eux qui ont lancé cette affaire, puis invité pour une discussion sur leur forum l’ex partenaire de Zoë Quinn avec comme objectif, - selon leurs propres mots - “tenter de détruire Quinn et ses défenseurs-euses”. Tout a commencé avec un raid de 4chan contre les féministes sur internet, comme il y en a malheureusement beaucoup. C’est ce groupe qui a choisi le sujet de “l'éthique dans le journalisme vidéoludique” comme bouclier contre les critiques, gonflant son importance et ses enjeux, et étant, entre eux, ouvertement dédaigneux de l’importance réelle de ce thème.
Le sujet “l'éthique dans le journalisme vidéoludique” a été délibérément choisi pour attirer les joueurs lambdas, vaguement fâchés et absolument pas politisés, car ne faisant majoritairement partie d’aucune minorités, et voyant depuis quelque temps leur précieux loisir être taxé de sexiste. Ce sujet était voulu pour gagner la sympathie de ce deuxième groupe, renforçant grandement le nombre de harceleurs potentiels, et camouflant le premier groupe dans la masse. Faire fusionner ces deux groupes, c’est à dire l’extrême droite violente d’internet et une masse de jeunes joueurs a finalement été quelque chose d’assez simple. Quelques années auparavant, d’autres controverses, comme celle du DoritosGate[8], commencèrent à faire parler d’elle, participant grandement à la colère qu’ont utilisée les gaters pour gonfler leurs rangs. Aussi, ces joueurs lambdas, nerveux de voir comment leur culture était en train de changer, furent heureux de trouver des boucs émissaires à blâmer et dans la même occasion, puisque ces boucs émissaires étaient des femmes féministes, d’avoir une excuse de ne pas écouter leurs critiques envers les jeux-vidéo.
La relation de symbiose entre ces deux groupes est très importante à comprendre car elle résulte en une stratégie rendant ses agents quasi intouchables. D’un côté, les plus extrêmes d’entre eux commettent des actes de harcèlement illégaux et violents, et, quand ils sont attaqués, se cache dans la masse, défendant leur droit légitime de parler d’éthique et niant le fait d’avoir harcelé qui que ce soit. Le second groupe va les croire, et tout en pensant ne pas avoir à faire à des extrémistes, les défendre. De l’autre côté, quand ces joueurs lambdas seront attaqués et critiqués pour leur participation à un mouvement sexiste, leur défense sera de dire qu’ils n’en font pas partie, et qu’il est injuste de ne pas les prendre au sérieux en pensant qu’ils sont de terribles misogynes, et qu’ils veulent juste “la vérité”.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que ces deux groupes sont complémentaires. Sans l’un ou l’autre de ces groupes, le Gamergate se serait essoufflé lui-même après quelques mois, et aurait peut-être résulté en un débat honnête sur l’intégrité des journalistes, si celui-ci était pertinent.
C’est ainsi qu’une grande partie de la communauté vidéoludique, de ses joueurs, furent pris à parti, à la fois acteurs et outils d’une guerre sur internet contre les féministes, orchestrée par une frange de l’alt-right et de la far-right américaine. Leur but étant de silencier ces femmes et leurs allié-e-s, usant de toutes les stratégies possibles et discréditant systématiquement chacun de leur argument. Ainsi lorsque Ian Miles Cheong, éditeur du site Gameranx, critique le Gamergate, les gaters le font passer pour une personne raciste, le taxant de nazi à chacune de ses prises de parole. Ils dirent la même chose du journaliste Arthur Chu, de Sarah Nyberg, qui fut insultée de “zoophile”, de Tim Schafer, et de tous leurs opposant-e-s. Ce qui est terrible, c’est que ces techniques, qui ne sont au demeurant pas très fines, fonctionnent la plupart du temps. Des études[9] ont montré que les commentaires réactionnaires de ce type, même s’ils sont a priori inventés, peuvent changer la façon dont le public répondra à un produit culturel, raison pour laquelle des sites comme Popular Science ont fermé leur sections commentaires.
Zoe Quinn, avec son jeu Depression Quest, finit par être l’ennemi parfait pour ces deux groupes, créant un jeu allant à l’encontre de ce que produit habituellement la communauté vidéoludique, et dédiant une partie de son temps à amener plus de femmes dans cette communauté.
Mais si l’on analyse les faits présentés par ses détracteurs, en l'occurrence l’accusation de faveurs sexuelles à Nathan Grayson en l’échange d’un article positif, on voit très vite que rien de tout cela ne peut être vrai. Grayson n’a jamais écrit de critiques sur un jeu créé par Quinn, ni personne sur Kotaku, l’un des sites visés par les gaters. Pire encore, Grayson n’a jamais écrit quoi que ce soit concernant Zoe Quinn pendant qu’ils étaient en relation, et son ex-partenaire, celui qui publia l’article pour la calomnier, finit par avouer qu’il s’agissait d’un mensonge.
Mais à partir du moment où de plus en plus de personnes étaient impliquées dans ces harcèlements et plus généralement dans l’affaire, de nouvelles théories étaient constamment amenées, créant une boucle interminable de sophismes interchangeables, plus faux les uns que les autres et rhétoriquement indénouables. C’est ainsi que fonctionnent les théories du complot : ce sont des théories soutenues non par des faits, mais par d’autres théories choisies uniquement pour mener à une conclusion. Car effectivement, il est plus simple pour ces joueurs lambda de croire que Zoë Quinn a couché avec quelqu’un pour que son jeu soit considéré comme un succès -ce qu’il a été-, plutôt que de déconstruire entièrement son rapport à la culture, à ses propres privilèges et aux minorités, et, s’il le faut, prendre position et s’engager contre des discriminations.
Si j’ai parlé de cette situation au passé, c’est car le GamerGate, en tant qu'événement culturel, est terminé. Mais malheureusement, le GamerGate en tant que campagne ciblée de harcèlement n’a pas diminué le moins du monde. La plupart des gens cités dans cet article, et bien d’autres, sont toujours ciblés, et continuent de se défendre et de documenter ce qui leur arrive.
J’aimerais maintenant essayer de proposer des facteurs pouvant expliquer ces vagues de haine sexistes sur internet.
On peut tout d’abord y voir un problème très lié à la culture internet, qu’analyse la journaliste irlandaise Angela Nagle dans son livre Kill All Normies[10]. Etudiant des lieux virtuels comme 4Chan, Reddit ou Tumblr, elle montre en quoi, depuis l’élection de Trump et les années la précédant, une vague d’idées d’extrême-droite bien particulière est venue de ces endroits. Son point de départ est l’idée que le champ de bataille progressistes / conservateurs s’est déplacé, passant davantage dans une configuration de type libéraux et politiquement corrects / droite alternative décomplexée et que ce champ de bataille se trouve aujourd’hui sur internet. Elle étudie ce milieu de l’alt-right, et montre en quoi leurs stratégies et leur rhétorique sont plus vicieuses et cachées que celles, par exemple, des anciens néo-nazis, et explique leur succès. Utilisant l’anonymat, ainsi qu’un humour très nihiliste et des formes de culture populaires comme les memes pour propager leurs idées, ces “right-wings populists” prennent de plus en plus de place dans le paysage politique des états-Unis.
Nous avons une sorte équivalent de ce milieu en France sur des forums tels que Jeuxvideo.com, bien connu pour n’être peu voire pas modéré et abriter des groupes de harcèlement organisés. Ils sont par exemple à l’origine du harcèlement de la féministe Flo Marandet, en 2016, allant jusqu’à proposer un RSA contre sa mort. Egalement, il y a quelques mois, fin 2017, ils se sont organisés pour détruire le travail de deux féministes qui avaient mis en place un numéro de téléphone “anti-relous” (numéro à donner en soirée à des étrangers trop insistants, pour lutter contre le harcèlement), harcelant en même temps la journaliste Nadia Daam, qui avait fait une chronique sur le sujet, lui envoyant des centaines de menaces de viol et de mort.
Ces milieux ultra organisés sont une plaie énorme pour les personnes ayant un discours socialement progressiste, et encore davantage si elles sont racisées ou faisant partie de la communauté LGBTQ+. Il est malheureusement courant de voir des créateurs et créatrices se décourager et abandonner après qu’une campagne de harcèlement ait été lancée contre elleux depuis ce genre de sites.
D’autres personnes s’interrogent aujourd’hui sur les raisons de cette montée extrémiste venant d’internet, et notamment des communautés de joueurs. Katherine Cross, sociologue trans et féministe s’exprimant beaucoup sur les jeux-vidéos, a écrit un article[11] à propos de la peur irrationnelle des joueurs, craignant qu’une figure d’autorité ne vienne leur prendre leurs jeux-vidéos. Elle relie ce sentiment à ce qu’ils ou elles ont pu ressentir enfants, quand les jeux étaient contrôlés et gardés par leurs parents.
Elle pose la question : pourquoi est-ce que chaque critique ou changement est vécue [par la communauté des joueurs] comme l’annonce d’une apocalypse ? Elle emprunte à la journaliste féministe Susan Faludi sa notion de “Terror Dream”, concept décrivant un souvenir cauchemardesque et enfoui, qui revient à la surface d’une manière périodique quand ce que nous tenons pour acquis semble être menacé. Dans sa métaphore, ce cauchemar alerte le dormeur que sa “wished-for narrative”, c’est à dire une sorte de narration personnelle idéale, ne tient pas. Dans le cadre des joueurs de jeux-vidéo, surtout masculins, elle applique cette idée à tous les souvenirs de bataille contre des parents censurant les jeux, ou encore des souvenirs de harcèlement scolaire qu’ils ont pu subir en tant que “nerds”, ou cette colère contre les politicien-ne-s puritain-e-s tentant de leur prendre leur loisir bien-aimé. Cette narration idéale serait la victoire contre tous ces gens, et constitue, selon Mitch Gitelman, producteur de jeux-vidéos et écrivain, une “nostalgie pour quelque chose qui n’a jamais existé”. Il explique:
"Games haven’t been reflective of reality throughout their history. Instead, having been created by men for men, they were a "natural reflection of male fantasy" that sheltered two generations of young men who often felt put upon by a world that wanted to take it all away from them.”[12]
Il rappelle ensuite que ce sentiment n’est pas entièrement infondé, que des générations d’hommes politiques, de Jack Chick à Jack Thompson, en passant par le Sénateur Joe Lieberman, c’est à dire beaucoup de gouvernements successifs, ont tenté, si ce n’est d’interdire, de modérer l’accès aux jeux-vidéo. Cette “censure” étant également présente la plupart du temps dans les figures parentales, en tout cas dans l’esprits des joueurs. Cette idée pourrait expliquer que l’entrée des femmes dans le jeu-vidéo soit vécue comme une intrusion, presque -selon elleux - maternelle[13], induisant la peur que ce monde soit ruiné, que les jeux, comme ils les connaissent, leurs soient enlevés.
Beaucoup de gens tentent d’expliquer cette récalcitrance que semble avoir le monde du jeu-vidéo par rapport à certaines idées progressistes, que ce soit en analysant l’histoire du médium, la société dans son ensemble ou certains facteurs plus psychologiques. Je pense que la réponse à cette question est un mélange de toutes ces raisons, et je pense également qu’il est important de se positionner pour faire avancer ce médium.
Il est certes difficile de s’interroger sur nos propres pratiques, d’autant plus quand nous ne sommes pas concerné-e-s directement par telle ou telle thématique. Souvent, remettre en question l'éthique dans un milieu revient à déclencher des réactions de colères et de mauvaise foi. Les joueurs, une fois mis face à des faits montrant les problèmes de sexisme, racisme, homophobie,... de leur milieu, se sentent jugés, et surtout mal à l’aise. Pourquoi devraient-ils avoir à penser à ça alors qu’ils veulent juste s’amuser ? Car si il se trouve que Anita Sarkeesian a raison, ils ne pourront plus, en toute connaissance de cause, jouer à certains de leurs jeux préférés. C'est pour cela, que dans la plupart des cas, la dérision et l’indifférence -même feinte- face à ces questions, sont les solutions les plus simples pour continuer à vivre comme l’on a toujours vécu.
Ce genre de réactions sont celles qu’ont souvent les personnes blanches quand il s’agit d’avoir des conversations à propos du racisme, les personnes hétérosexuelles par rapport aux conversations sur la sexualité, les personnes riches lorsque que l’on aborde les questions de classes sociales. Personne ne veut percer sa bulle, car c’est douloureux de sentir qu’aussi irréprochable que nous croyons être, nous avons été plus d’une fois et seront sûrement à nouveau dans le rôle de l'oppresseur.
Il est important, même si cela signifie changer ses habitudes et sa consommation -consommations culturelles comprises- de ne pas ignorer ces problématiques. Tout d’abord parce que des affaires comme celle Gamergate, qui détruisent la vie de certaines personnes, et ralentissent l’arrivée d’une plus grande diversité, vont arriver à nouveau. Tous les jours des raids anti-féministes sont lancés depuis 4chan, Reddit ou Jeux-vidéo.com, du revenge-porn ou des informations personnelles sont publiés, des contenus politiquement engagés sont supprimés. Et il est facile de prévoir la réaction d’une partie de la communauté vidéoludique face au prochain gros jeu féministe ou queer.
Anna Anthropy, en tant que femme trans activiste et développeuse a selon moi trouvé une réponse à ces questions difficiles en prônant une sorte d’activisme culturel, souhaitant faire des jeux par et pour la communauté LGBTQ+. Il est important de repeupler les médiums culturels de représentations variées, d’autant plus qu’aujourd’hui la conception de jeu est a la porté de tout le monde, et de défendre celles et ceux qui prennent des risques en le faisant.
[1] Appartenant au domaine universitaire des Cultural Studies, il s’agit d’études menées sur la série télévisée Buffy contre les vampires, examinant ses thèmes sous un angle politisé et surtout féministe.
[2] https://www.polygon.com/2014/9/17/6225835/fbi-investigating-anita-sarkeesian-threats.
[3] https://kotaku.com/bomb-threat-targeted-anita-sarkeesian-gaming-awards-la-1636032301
[4] https://www.forbes.com/sites/insertcoin/2014/10/14/anita-sarkeesian-cancels-speech-after-school-shooting-threat-at-utah-state/#237c8680238b
[5] Anita Sarkeesian Conference, What I Couldn’t Say, All About Women, 2015
“Je n’ai pas l’occasion d’exprimer publiquement ma tristesse, ma rage, ma fatigue, mon anxiété ou ma dépression. Je ne peux pas dire que parfois ce harcèlement m’atteint vraiment, ou qu’au contraire, il est devenu si banal que parfois je ne ressens plus rien du tout. Je ne peux pas exprimer mes sentiments, ou ma peur, ou comment il est épuisant d’être constamment vigilante à propos de mon entourage physique et numérique. Ou comment je m'interdis certains événements car je ne m’y sens pas en sécurité. Ou comment je m'assois dans les parties les plus isolées des cafés et restaurants afin que le moins de monde possible puisse me reconnaître.”
[6] Gawker Media est un ancien groupe de médias en ligne américain et un réseau de blogs, fondé et dirigé par Nick Denton à New York. Parmi les groupes dont l'activité se concentre sur les blogs, il est considéré comme l'un des plus visibles et populaires. Début 2010, la société possède dix blogs dont Gawker.com, Lifehacker, Gizmodo, io9, Kotaku et Gawker.tv.
[7] Le doxxing, ou doxing est une pratique consistant à rechercher et à révéler sur l'Internet des informations sur l'identité et la vie privée d'un individu dans le dessein de lui nuire. Les informations révélées peuvent être l'identité, l'adresse, le numéro de sécurité sociale, le numéro de compte bancaire, etc.
[8] Le DoritosGate est une polémique de 2012, faisant suite à une interview où un journaliste québécois, Robert Florence, présente un jeu-vidéo à côté d’une table sur laquelle sont posés en évidence des produits de la marque Doritos. Cette image a ensuite cristallisé la corruption et les dérives qui déforment le monde du journalisme de jeu vidéo.
[9] https://www.popsci.com/science/article/2013-09/why-were-shutting-our-comments
[10] De son titre complet : Kill All Normies : Online Culture Wars from 4chan and Tumblr to Trump and the Old Right, Zero Books, 2017
[11] The nightmare is over: They're not coming for your games, article publié sur Polygon.com en juillet 2014
[12] “Les jeux-vidéo n’ont pas été le reflet de notre réalité à travers leur histoire. Plutôt, en ayant été la création d’hommes à l’attention d’autres hommes, il ont été un “reflet naturel des fantasmes masculins” qui ont abrités deux générations de jeunes hommes qui se sont souvent sentis abusés par un monde qui aurait voulu leur prendre ça”
[13] Je ne m’avancerais pas sur une telle théorie qui relève plus de la psychanalyse que d’autre chose, l’idée est intéressante, mais elle manque de rigueur pour être établie comme un fait.