Pour mieux comprendre où se situe le jeu vidéo dans le champs artistique, il est important de définir le médium du jeu du point de vue de l’art contemporain. Pour discuter de cela, nous allons aborder les notions de game-art et de art-games, deux concepts développés par John Sharp dans son livre Works Of Game, on the aesthetics of games and art. Ces deux concepts sont les deux extrêmes de la perception artistique contemporaine du médium. Ces extrêmes sont bien-sûrs théoriques, et les nommer permet de mettre en exergue le problème actuel de l’intégration du jeu-vidéo dans le champ de l’art. C’est à dire que quand le jeu, vidéo ou non, est utilisé par des artiste, c’est généralement comme phénomène culturel bien plus que comme une forme culturel. Beaucoup d’oeuvres font partie de ces deux catégories et beaucoup d’artistes/game-designer produisent à la fois l’une et l’autre.
Pour le dire très simplement, le game-art est de l’art fait à partir de jeu vidéo, tandis que les art-games seront des jeux-vidéo à vocation “artistique”.
Dans Works Of Game, on the aesthetics of games and art, John Sharp part du constat suivant : d’un côté, le monde de l’art contemporain, même s’il peut utiliser des processus de jeu vidéo, ne considère pas celui-ci comme une pratique culturelle à part entière avec ses propres potentialités conceptuelles, formelles et esthétiques; de l’autre côté, les développeurs et développeuses de jeux-vidéo se sont concentrés sur les propriétés intrinsèques au médium, voulant satisfaire les expériences liées au play et souvent sans s'interroger sur la création de formes artistiques. Sharp y décrit deux communautés, qui ont chacune des intentions radicalement différentes, et des affordances conceptuelles, formelles et expérimentales très diverses : le Game art et les Art-game. Il réfléchit ensuite à comment produire un jeu-vidéo qui pourrait satisfaire à la fois les valeurs critiques et esthétiques des communautés de l’art contemporain et des joueurs et joueuses, qu’il appelle les artist’s game.
- Le game-art -
le Game art inclut des artistes comme Julian Oliver, Cory Arcangel ou le collectif JODI, qui voient le jeu vidéo comme une forme de culture populaire et qui lui empruntent des sujets, son langage, ses outils ou ses procédés. Le Jeu vidéo sera ici plus utilisé comme matériel pour un travail artistique, et non comme une fin en soi. Autre exemple, certains travaux du collectif One Life Remains, comme on a pu les voir exposés à la Fondation du Doute de Blois en 2016 en font partie. Le Registre Fossile par exemple propose à la joueuse une promenade dans un univers en 3D, rempli d’immenses sculptures. En s’en approchant, la joueuse se rend compte qu’elle peut y entrer jusqu’à les faire exploser de l’intérieur, créant par la destructions de nouveaux paysages et de nouvelles sculptures.
Le Registre Fossile, Jeu interactif présenté par le collectif One Life
Remains à la Fondation du Doute (2016)
Les artistes de ce collectif proposent des oeuvres d’art interactives, empruntant au jeu-vidéo sa forme, mais sans s’inscrire complètement dans le médium, sans en emprunter les référents culturels. Héritières des processus ludiques des dadaïstes, et qui peuvent également être appelées “art relationnel et numérique”, ces oeuvres interrogent surtout l’interaction avec le public, instrumentée par une machine. Plus généralement, dans les game art, on perd toute affordance.
D’autres artistes vont utiliser des jeux déjà existants pour les modifier et en faire des choses totalement différentes et qui souvent ne sont même pas vraiment des jeux. La série des jeux Mario, série culte de Nintendo, a souvent été à l’origine de ce genre de travaux : dans Clouds (à gauche), Cory Arcangel déplace la caméra, ne permettant de seulement voir les nuages défiler, et rendant invisible Mario et sa progression ainsi que le reste du niveau. Il décrit son jeu comme étant “Mod of NED game Mario Brothers… minus the game.”[1]
Dans Mario Battle No° 1, ou Super Mario Trilogy (à droite), Ashmore retire les obstacles, les décors et les ennemis, enlevant tout ce qui faisait de Mario un jeu, interrogeant ainsi avec humour sur l’essence du médium. Si ces artistes ont choisi ce jeu c’est car il est extrêmement important et cher aux yeux des joueuses qui ont grandi dans l’ère de la console NES. Tout comme les soupes en canettes de Warhol, ce jeu amène directement une certaine nostalgie liée à l’enfance et aux premières expériences vidéoludiques. Pour des gens de ma génération, qui n’ont pas grandi dans les années 80 et 90, utiliser ces jeux signifie surtout interroger le début d’un médium et les liens entre ces années là et les nôtres.
Dans ces réappropriation étranges d’autres oeuvres, on retrouve un peu le geste de Sherry Levine et de ses “re-photographies”. En utilisant des technologies similaires, Levine démystifie en même temps qu’elle “re-mystifie” à la fois la valeur d’usage et les valeurs esthétiques des oeuvres qu’elle photographie. Nous nous retrouvons face à des travaux dont le statut n’est pas clair, est-ce une photo d’art d’une autre photo d’art, est-ce un jeu fait à partir d’un autre ? On peut d’ailleurs retrouver cette notion de répétition dans le coeur même de la culture numérique et du jeu vidéo. Fondée à l’origine sur des pratiques hackers visant un partage et une mise en commun du travail et des outils, le jeux vidéo garde en lui les marques de cette notion de duplicata. Très souvent dans le processus même de création, on prend un code on le copie/colle et on rajoute quelques choses de nouveau. C’est d’ailleur quelque chose qui revient de plus en plus avec l'essor de la scène indépendante, où les créatrices de jeu vidéo ne sont plus nécessairement des ingénieures informaticiennes.
Même si des artistes modifient un jeu déjà existant, comme la Super Mario Trilogy d’Ashmore, les affordances conceptuelles, formelles et esthétiques de cette nouvelle oeuvre diffèrent de celles du jeu de base et des autres jeux vidéos en général. Étrangement, le jeu d’échec est un exemple assez parlant pour illustrer ce phénomène, car depuis l’incursion de Duchamps dans ce domaine, les échecs ont constitué un motif récurrent en art. La série de l'artiste japonais Fluxus Takako Saito sur ce jeu est un bon exemple; elle comprend les travaux Smell Chess (1965), Spice Chess (1965), Weight Chess (1965) et Liquor Chess (1975). Chacune de ces oeuvres modifient les pièces, et ne les rendent différentiables que par une caractéristique spécifique : l’odeur dans Smell Chess, le goût dans Spice Chess, le poids dans Weight Chess, etc… Les Fluxchess de Saito parlent de jeu, pas du jeu d’échec en lui-même (bien que ses oeuvres soient tout de même jouables, avec beaucoup d’efforts) mais d’un espace dans lequel il souhaite explorer la perception des sens et la signification de l’acte “jeu”. Ses travaux portent aussi un regard critique sur la guerre, les structures de pouvoir et de classes, tout en entretenant un dialogue avec les oeuvres de Dada et de Duchamp.[2]
Quelle est donc la différence de ces travaux ou mods de jeu avec un jeu-vidéo ? Pour nous, il s’agit surtout d’une différence de volonté. Dans un cas comme celui-ci, les artistes n’exploitent pas du médium vidéoludique ses spécificités pour en faire un produit parlant par rapport aux autres jeux. Ils en empruntent sa forme, pour créer une oeuvre qui pourra être mise en relation avec d’autres oeuvres d’art contemporaines que l’on associe habituellement aux musées ou aux galeries. Ce ne sont pas les mêmes problématiques qui sont abordées, ni les mêmes spécificités conceptuelles.
C’est typiquement le cas pour The Legible City de Jeffrey Shaw (1989), qui propose à un-e spectateur-rice, juché-e sur un vélo bien réel, de déambuler dans un espace virtuel en 3D, projeté sur un écran face à ellui.
The Legible City, Jeffrey Shaw (1989), Center for Art and Media Karlsruhe (Germany)
Nous avons ici une expérience instrumentée, devant laquelle nous pouvons dire que nous sommes plus face à une oeuvre interactive que face à un jeu vidéo. Cette oeuvre ne transmet pas des expériences ou des sensations de jeu-vidéo, elle parle d'interactivité, d’errance, d’architecture urbaine, c’est une métaphore, une oeuvre contemporaine avec tout ce que ça comporte de flou choisi, plutôt qu’un jeu-vidéo. Mais ça n’en est pas moins un jeu, dans le sens où le ludique est tout de même présent, seulement, les spécificités du médium vidéoludique n’y sont pas abordées. L’auteur ne s’est pas questionné sur le gameplay, le gamefeel, le game-design ou sa parenté avec d’autres jeux-vidéos. Cette année-là, en 1989, des centaines de jeux-vidéo sont sortis, et une grande partie d’entre-eux proposent à un moment cette même expérience : déambuler au hasard dans des décors tridimensionnels. Seulement ces deux expériences n’auront pas le même statut. Dans le cas de l’oeuvre de Shaw, elle est isolée, et permet d’aborder des problématiques précises comme la notion d’interactivité ou encore les possibilitées immersives d’une telle oeuvre, mais la notion de jeu et surtout celle de fun est secondaire. Au sein d’un jeu-vidéo, cette action prendra déjà son sens par rapport au reste du jeu, aux choix du game designer, et sera tout autant porteuse de sens et de sensation, mais en portant toujours en elle l’impression qu’il s’agit d’un jeu.
- Les artgames -
C’est donc plutôt à cet endroit que ce situe l’autre extrême, les “artgames”. Ce terme vient du game designer Jason Rohrer qui l’utilise pour décrire son travail, et peut s’appliquer à des game designer comme Brenda Romero, à travers ses recherches sur la sexualité dans les jeux ou Jonathan Blow, notamment pour ses jeux Braid (2008) et The Witness ( 2016), deux très bons exemples d'art games. Leur volonté est inverse à celle des oeuvres relevant du game-art : au lieu de faire de l’art en utilisant le jeu vidéo comme matériel, iels vont créer des jeux-vidéos, inscrits dans leur médium et utilisant autant ses formes que ses problématiques, proposant des expériences esthétiques artistiques. Les art game, seront donc d’une manière totalement assumée des jeux vidéo, mais qui portent une vision artistique. Dans la sphère indépendante, depuis son essors au début des années 2000, de très nombreux jeux indés font partie de ce champ. Ces jeux, sans pression de studio sont souvent l’oeuvre d’une équipe affinitaire très réduite voire d’une seule personne -on parle davantage d’auteur dans ces cas là- qui partagent une vision artistique qui peut se permettre de n’être pas grand-public et donc d’explorer des voies qui ne sont pas prises par les jeux “triple A”, les blockbusters du jeu vidéo. Ces jeux explorent volontiers des thématiques contemporaines, font passer des messages, explorent des facettes de l’histoire, sont politiques, etc… Selon Sharp, ce sont les jeux qui interrogeront des idées plutôt que des mécaniques, par exemple Marios Bros parle, dans son leveldesign de la mécanique du saut, mais un jeu comme Hyper Light Drifter interroge sur l’idée de maladie, et du rapport au corps à travers un traitement médicale. Cependant ces jeux interrogent ces idées à travers leurs mécaniques, il ne s’agit surtout pas de dire qu’elles s’effacent au profit des idées développées. Quand nous pensons aux systèmes présents dans les jeux, nous pensons la plupart du temps aux situations venant du monde réel qui modèlent les situation en jeu, comme le tennis pour le jeu Pong par exemple. Mais dans le cas des art games, les systèmes sont plus souvent la modélisation d’idées et de concepts : l’avancée du temps, le fardeau de la dépression, l’entraide et la complicité… Les art games sont souvent des systèmes très stylisés, utilisant des abstractions, des allégories et des métaphores pour créer un espace conceptuel que la joueuse peut explorer en s’y engageant grâce aux mécaniques. C’est d’ailleurs peut-être cette abondance de “gestes” dans les jeux, c’est à dire la mise en place de nombreux moyens pour parler d’un sujet, qui les rend caduques pour leurs détracteurs, car rarement un jeu ne développe que son idée seule.
L’exemple du jeu Braid est très parlant pour aborder le concept d’art game. Prenons tout d’abord, comme le fait John Sharp, un jeu considéré comme un classique, Super Mario Bros, qui, quoique commençant à dater, contient les éléments constitutifs du médium. Dans ce célèbre jeu de plateforme, il y a un but que le joueur/la joueuse doit poursuivre, des actions à effectuer à travers lesquelles la joueuse va essayer d’atteindre ce but et enfin des obstacles, une résistance qui entrave les progrès de la joueuse pour atteindre son objectif, tout cela contenu dans un espace destiné au jeu ( un “ play space”). Mario court, saute, des ennemis l’empêche d’atteindre son but - sexiste (délivrer la Princesse)- , et la joueuse est divertie.
Prenons maintenant Braid. Ce jeu est également un plateformer 2D, et comme dans Super Mario Bros, on court, on saute, et des ennemis et obstacles constituent un challenge dans l’accès à notre but, qui est de rejoindre l’amour perdu de notre avatar, Tim, une princesse elle aussi enlevée par un monstre. Seulement, dans Braid, beaucoup de choses vont changer la donne. Une nouvelle mécanique est introduite et permet de gérer le temps qui s’écoule : lorsque que le personnage commet une erreur, meurt ou tombe, un bouton nous permet de remonter le temps, de voir défiler sous nos yeux nos actions passées jusqu’au moment où nous souhaitons reprendre. Cette mécanique assez simple diffère énormément de la manière dont la plupart des jeux traitent la mort de la joueuse, et rend trivial les autres actions (sauter, courir, grimper), faisant de la manipulation du temps l’élément principal du gameplay. Ensuite, le jeu mise beaucoup plus sur l’exploration, qui, plus le jeu avance, montre que Tim est empli de regrets concernant la princesse, jusqu’à révéler que Tim est en fait le monstre que fuit la princesse. Alors que la joueuse peut défaire la plupart des erreurs de Tim, cette erreur là ne peut être réécrite si facilement.
Il y a quelque chose d’extrêmement poétique dans ce jeu. Sa manière de considérer différemment les erreurs de notre expérience en-jeu et de nos expériences vécues nous met brutalement face à certaines réflexions, sans parler de sa déconstruction du mythe sexiste du héro secourant la princesse. Braid propose un espace à la fois ludique et conceptuel : c’est sans aucun doute un jeu vidéo, mais dont le but dépasse le divertissement. Il s’agit bien d’un art-games, utilisant les propriétés intrinsèque du jeu-vidéo, pour créer une expérience de jeu réflective.
D’autres artistes explorent des voies différentes, parfois frontalement politiques, comme le jeu de Lucas Pope, Paper, Please, sorti en 2013. Dans ce jeu, votre nom a été tiré au hasard lors de la “Labor Loterie” d’octobre, vous obligeant à travailler pour l’Etat au Ministère des Admissions. Vous incarnez donc un agent de l’immigration posté-e à la frontière et chargé-e de contrôler les papiers des personnes désireuses de rejoindre Arstotzka, pays fictif totalitariste que vous habitez. L’histoire se déroule en 1982 et après six années de guerre avec votre voisin , le pays de Koléchie, les frontière s’ouvrent et bien que la relation entre les deux pays soit toujours tendue, une partie de la population souhaite passer de l’autre côté. Au commencement du jeu, vous ne devez contrôler que quelques informations sur les papiers des arrivant-e-s, mais suite à une attaque terroriste au checkpoint où vous travaillez, les règles se corsent, jusqu’à devenir absurdement compliquées et absconses. En parallèle -et c’est ce qui constitue la difficulté technique du jeu-, vous comprenez que ce travail vous permet de maintenir vivante votre famille, de lui apporter de quoi se chauffer et de quoi se nourrir, et que des erreurs de votre part - comme faire rentrer en Arstotzka une personne qui n’a pas les bons laisser-passers, ou refuser quelqu’un qui avait les bons- diminue votre salaire et donc la santé de votre famille. Plus le jeu avance, plus vos erreurs deviennent fréquentes et moins vous allez gagner d’argent, craignant toujours davantage pour vous et votre famille, sans parler de la pression politique qui s'accroît et devient de plus en plus pesante : terrorisme, trafic d’armes et d’organes, surveillance rapprochée de l’état, délation, police politique, ….
Papers, Please est surtout un jeu d'observation. La joueuse doit examiner les documents de chaque personne voulant entrer et vérifier si tout est en règle. Des informations de base, comme le nom de la personne, son origine, sa date de naissance, son apparence, son poids, sont différents moyens d'identifier si la personne entre légalement ou si elle a falsifié des documents. Par ailleurs, certains immigrants doivent fournir des documents supplémentaires devant être aussi vérifiés. Lorsque le joueur a effectué les vérifications nécessaires, il peut accepter le passage de la frontière, ou le refuser de deux manières : simplement rejeter l'entrée, ou arrêter le clandestin. Dans tous les cas, une personne traitée lui apporte un salaire à la fin de la journée. Au fur et à mesure des jours passés, de plus en plus de règles d'immigration sont mises en place, ce qui amène le joueur à vérifier de plus en plus d'informations.
La difficulté éthique se situe ici, dans une mise en scène servie par des mécaniques qui vous obligent à faire des erreurs tout en étant très lucides et empathiques quand à vos choix et leurs impacts sur la vie des gens. La première attaque terroriste au checkpoint est effectuée par une personne que vous n’avez pas laissée passer, vous faisant craindre les répercussions de chacune de vos actions. Le jeu est politique sur plusieurs niveaux : tout d’abord la forte pression ressentie par la joueuse est amenée par l'augmentation de la sécurité et des règles, et par le fait que chaque journée ne dure qu’un certain temps, vous forçant à travailler rapidement tout en prenant le risque de faire des erreurs. Ensuite, cela vous mettra dans des situations éthiques absurdes et cruelles telles que séparer des familles ou devoir choisir entre laisser l’un de vos enfant mourir de faim ou payer le traitement médical de votre belle mère. Paper, Please est un jeu intéressant à jouer, il propose un challenge et des mécaniques prenantes, en sensibilisant la joueuse à des notions de géopolitique contemporaine, comme les situations que peuvent éprouver les migrant-e-s, le poids du travail dans un milieu dépourvu d’éthique et la notion de vie sous un état totalitaire.
- Les Artist’s game -
Suite à ce constat, Sharp déplore cependant une chose : pour lui, le game art satisfera les attentes de la communauté artistique mais pas celles des joueuses, tandis que les arts-games colleront aux attentes des gamers, mais laisseront de côté celles de la communauté artistique. Il propose donc une troisième catégorie, celle des artist’s games, censée réunir les valeurs de l’une et de l’autre communauté. Son exemple est une oeuvre collaborative de Bill Viola et du Game Innovation Lab, The Night Journey, qui propose un univers tridimensionnel en noir et blanc sous forme de paysage fantomatique dans lequel la joueuse ne peut effectuer que deux actions : se déplacer très lentement dans toutes les directions et, méditer, en maintenant un bouton. L’aspect du jeu est très expérimental, la bande son propose des murmures mystérieux et les images sont très cryptiques, nous sommes typiquement dans un travail de Bill Viola, et comme dans ses autres travaux, les thématiques abordées sont en lien avec la spiritualité, le rapport au temps, à la mort, etc.. Qu’avons-nous donc là, plutôt un art-game ou plutôt du game art ? Pour Sharp, c’est autre chose, un artist’s game, un objet culturel trop rare parlant à la fois à la sphère du jeu vidéo et à la sphère artistique.
Le studio qui a développé The Night Journey, The Game Innovation Lab, est aussi à l’origine du jeu Walden The Game, qui est à la fois un walking simulator[3] comme The Night Journey, et un jeu éducatif sur le roman éponyme de Thoreau. Ces personnes font partie d’une mouvance assez importante dans les jeux-vidéo, celle du serious gaming. Le serious gaming est une discipline regroupant des créateurs et créatrices qui souhaitent faire du jeu-vidéo avec une intention “sérieuse”, c’est à dire, selon leurs mots, pédagogique, informative ou marketing. On retrouve dans ces jeux de nombreux jeux qui sensibilisent les enfants concernés sur des problèmes de santé spécifiques, comme Bronkie the Bronchiasaurus, qui apprend aux enfants asmathiques à se servir de leur inhalateur. Des festivals comme Game For Change se concentrent sur les Serious Game à vocation sociale, et voient leurs jeux comme des outils critiques à but humanitaire ou éducatifs.
Cependant, il n’est pas rare de voir dans ce milieu un certain élitisme, car dans ses extrêmes, les gens du serious game renient complètement les jeux puériles, ou juste ludiques, ce qui pour nous est une erreur dans la mesure où ces jeux font avancer le médium au moins autant que les jeux “qui servent à quelque chose”.
The Night Journey,
Bill Viola & Game Innovation Lab, 2018
C’est ici, je pense, que nous arrêtons de suivre le modèle de Sharp pour en proposer un autre. Quand lui voit trois groupes distincts assez peu poreux et utilise le terme “jeu d’artistes”, nous pensons qu’il faut plutôt considérer que tous les jeux sont des jeux d’artistes, le jeu-vidéo étant un médium artistique, et que pour toutes forme artistique, il y a des publics et des formes variées, et que comme chaque médium, il lui faut le temps d’être accepté en tant que reflet de notre société contemporaine. Nous pensons donc que les extrêmes art-game et game-art sont des extrêmes théoriques qui délimitent plutôt un champ sur lequel se placer, mais dont la partie game art ne fait simplement pas partie du médium vidéoludique. Tout comme de l’art fait à partir de tuyaux évoque l’idée de plomberie, sans en être.
Nous pensons que le médium du jeu vidéo n’est pas assez présent et accepté en tant que tel dans le champ artistique, cela peut se voir dans les discours des critiques d’art, et dans la manière dont le jeu vidéo ou même les boardgames (jeux de plateau) sont exposés.
Dans le Manifeste pour un Siècle Ludique (Manifesto for a ludic century) de Eric Zimmerman et Heather Chaplin, on trouve un point clef de la compréhension du jeu vidéo en temps que médium artistique.
“Games are beautiful. They do not need to be justified.
This above all: games are not valuable because they can teach someone a skill or make the world a better place. Like other forms of cultural expression, games and play are important because they are beautiful.
Appreciating the aesthetics of games – how dynamic interactive systems create beauty and meaning – is one of the delightful and daunting challenges we face in this dawning Ludic Century.”[4]
[1] “Un mod du jeu NES Mario….moins le jeu.”, Arcangel, http://coryarcangel.com/things-i-made/
[2] La série de Saito fait partie d’une plus grande série Fluxus instituée par George Maciunas. Maciunas était intéressé par la relation de Duchamp avec les échecs et commença donc sa propre série sur le sujet avec comme principale source d’inspiration la déclaration de Duchamp “tous les joueurs d’échecs sont des artistes”.
[3] Les walking simulator, ou “simulation de promenade” en français, sont des jeux dont la mécanique principale est le déplacement à pied du personnage principal. Les plus connus sont The Beginner’s Guide et The Stanley Parable.
[4] Les jeux sont magnifiques. Ils n’ont pas besoin d'être justifiés.
Et par dessu tout : les jeux n’ont pas de valeur parce qu’il peuvent apprendre à quelqu’un une compétence ou rendre le monde meilleur. Comme les autres formes d'expressions culturelles, les jeux et le jeu sont des choses magnifiques.
Apprécier l'esthétique des jeux - comment des systèmes dynamiques créent de la beauté et du sens - est l’un des défis les plus séduisant et intimidant que l’on ait à affronter dans ce siècle naissant.”