DOOM : Virilisem, mods et misandrie

Doom est un jeu vidéo de tir en vue à la première personne (en anglais FPS pour First Person Shooter), développé et édité par la société id Software et publié le 10 décembre 1993. Les technologies utilisées par ce jeu sont novatrices et lui donnent une renommée immédiate : d’une part des graphismes qui utilisent une 3D immersive, d’autre part de nombreux outils pour pouvoir permettre aux joueuses de créer leurs propres contenus ainsi qu’un mode multijoueur en réseau. L’année suivant sa sortie, dix millions de copies du jeu sont téléchargées, et vingt millions d’autres dans les deux années qui suivirent, faisant de Doom l’un des jeux les plus populaires de tous les temps, au même titre que Tetris.
Véritable révolution pour les joueuses de par son gameplay, instigateur rapide d’une sous-culture, Doom soulève également de nombreuses polémiques dès sa sortie, dépassant avec elles le monde du jeu-vidéo. Le contenu de ces polémiques met en exergue de nombreuses contradictions éthiques de la société américaine et capitaliste en général. Encore aujourd’hui, ce jeu de science-fiction et d’horreur ainsi que ses héritiers continuent de soulever quasiment les mêmes discussions, interrogeant le rôle de la violence dans ce médium « actif », la responsabilité de l’industrie, celle des joueuses et notre recul face à un médium de plus en plus immersif.
Il est aussi important ici de parler des jeux indépendants, qui, souvent en marge de l’industrie, sont créés par des amateurs et amatrices ou par des petits studios, et ce depuis les débuts du jeu-vidéo. Découlant de la culture des mods[1], ils connaissent un essor singulier depuis le début des années 2010 avec des jeux comme Fez ou Super Meat Boy, qui ont gagné une renommée rapide dans la communauté vidéoludique. Ces jeux ou mods de jeux, en s’éloignant de la sphère marchande, s’inscrivent déjà dans une économie subversive, en se distribuant soit gratuitement soit à des prix raisonnables au vu du marché et permettent d’aborder des problématiques sociales et politiques engagées, parfois radicales, en créant des groupes de créateurs et créatrices issu-e-s de communautés marginalisées.
Créant à notre tour, presque 40 ans après la sortie du premier Doom, notre propre mod, nous avons voulu nous emparer de tout cet héritage de questions et de controverses, et les réactiver à travers une problématique qui nous est chère, celle de la place des personnes queers dans le jeu vidéo et plus particulièrement de la question de la réappropriation de la violence par les femmes et les minorités de genre en tant que stratégie politique.

Dans le jeu Doom, le joueur/la joueuse incarne dans un univers fictif, un Marine, envoyé sur une lune de mars afin de sauver d’éventuel-le-s survivant-e-s d’une base militaro-industrielle tenue par l’armée et dont les expériences secrètes ont ouvert un portail sur l’enfer duquel s’échappe une horde de créatures démoniaques. L’objectif est de traverser différents niveaux, tous peuplés de créatures hostiles que la joueuse doit combattre et tuer à l’aide d’armes et de munitions récupérées tout au long de sa progression. Au fur et à mesure de son avancée, les ennemis deviennent de plus en plus nombreux et puissants, et possèdent tous leurs spécificités, auxquelles le la joueuse doit s’adapter en changeant d’arme et de stratégie, pouvant tout d’abord combattre avec ses poings et un simple pistolet puis découvrant au fur et à mesure des armes plus puissantes, pistolet, tronçonneuse, fusil à pompe, lance-roquette et jusqu’au très célèbre fusil à plasma BFG 9000 (pour « big fucking gun »). La condition de victoire est de battre un boss de fin, le Spiderdemon, ennemi le plus fort du jeu.
Le scénario des jeux Doom est secondaire, ce sont ses mécaniques de jeu et son level design qui en font une œuvre vidéoludique marquante. Il est possible de retracer l’héritage donné par Doom à partir de la plupart des FPS modernes tant ce jeu a posé les bases de ce genre extrêmement présent dans le marché contemporain.
Parmi ces mécaniques on trouve justement la grande diversité des stratégies de combat des ennemis qui poussent la joueuse à penser d’une manière rapide et stratégique et à résoudre chaque combat comme s’il s’agissait d’une énigme. Matthias Worch, game designer allemand décrit très bien cette sensation :

« la raison pour laquelle Doom fonctionne si bien est que chaque ennemi représente un comportement distinct, cohérent et discernable qui peut être appris ».

Chaque situation est donc résolue comme une chorégraphie rapide et précise, chaque fois différente contre des ennemis perçus non comme de simples obstacles, mais presque comme des altérités, des individualités au sein de la diégèse. Cette grande diversité est ce que Harvey Smith, concepteur de jeux américain spécialisé dans les environnements immersifs appelle « orthogonal unit differentiation », c’est-à-dire que chaque élément du jeu, ici les ennemis, possèdent tous des attributs uniques au lieu d’être seulement des versions légèrement plus faibles ou plus fortes les uns des autres. Ce design hétérogène en fait des unités « statistiquement indépendantes ». Ce qui signifie, pour Harvey Smith, que la joueuse va jouer d’une manière intentionnelle, prendre des décisions tactiques significatives, et non plus réagir aléatoirement à ce qui se passe.


Cette mécanique principale alliée à la grande vitesse du jeu et à son architecture est ce qui rend Doom « fun » et c’est ce concept, cette envie de « fun », qui a poussé ses designers à créer le jeu tel qu’il est, influençant le level design. Ses créateurs, John Romero et John Carmack ne s’en cachent pas : pour eux, l’idée était de

« faire la chose la plus fun à laquelle on avait jamais joué et le but était d’être cool et réaliste – mais surtout rapide ».

C’est cette volonté qui a conduit Carmack à poser de nombreuses bases théoriques intéressantes en ce qui concerne le level design, c’est-à-dire la conception de l’environnement et son impact sur le gameplay, qu’il est très important d’analyser lorsque qu’on étudie l’héritage d’un jeu comme Doom. Construire un niveau et son architecture a une visée presque pédagogique et sert à la fois l’aspect régulatif du jeu, en guidant et en apprenant à la joueuse des mécaniques de jeu et des règles, et l’aspect narratif, en apportant des éléments sur l’histoire et l’univers dans lequel nous évoluons.

à gauche : plan d’un des niveaux de Doom
à droite : plan d’un des niveaux de Wolfenstein prédécesseur direct de Doom


Notion très importante pour les créateurs de Doom, car comme le dit Romero : « Les niveaux sont l’endroit où le jeu a lieu ».
Dans Doom, Carmack et Romero ont posé un certain nombre de règles concernant l’architecture des niveaux : en plus d’un grand travail des textures, les salles seront truffées de zones et de passages secrets, les murs ainsi que le sol seront irréguliers, des pans de salles se dérobent, etc… Ils formulent les règles de leur level design ainsi : changer d’étage à chaque fois qu’il faut changer de texture, utiliser des contrastes clair-obscur, si le joueur/la joueuse peut voir une zone, il-elle doit pouvoir y aller et surtout il faut habiller les décors d’éléments mémorables pour pouvoir se déplacer plus facilement. Tous ces éléments sont pensés pour créer une sensation labyrinthique astucieuse pour que la personne qui joue se perde, explore, revienne sur ses pas et n’effectue pas une simple progression linéaire, comme ça pouvait être le cas dans son prédécesseur, Wolfenstein 3D, où la progression s'effectue dans des couloirs linéaires et des petites pièces. D’ailleurs, afin de pouvoir créer leurs propres maps et agencer les salles selon leurs souhaits, les créateurs de Doom sont allés jusqu’à créer leur propre moteur de jeu, révolutionnaire pour l’époque, par exemple, ce moteur est le premier à permettre l’implémentation de différentes hauteurs de plafond.

Dans les débats de société, la question qui revient lorsque le sujet « Doom » ou celui du FPS voire du jeu-vidéo est abordé est celle de la violence. Il est intéressant de noter que les professionnel-le-s du jeu vidéo ainsi que les joueuses ont plus ou moins évacué cette question, tant elle a accompagné le médium depuis les premiers jours, et tant elle revient inlassablement. Cette controverse, cependant, commence enfin à disparaître, en partie parce que les jeunes qui ont grandi avec les jeux vidéo deviennent des adultes moins enclins à les identifier comme source des problèmes de la société. Cette question est d’ailleurs souvent posée par des personnes ne jouant pas elles-mêmes, inquiètes de voir le lien particulier se créant entre l’individu qui joue et la machine, dans une sorte d’aliénation physique et mentale, semblant, dans le feu d’une action ne pas produire de pensée critique. Ces questions se sont bien sûr appliquées à chaque médium, presque tous également critiqués, du livre de poche à la télévision, semblant inquiéter à chaque fois autour de la construction de la réalité face à un certain degré d’immersion. Comment et à partir de quelles connaissances, l’individu se crée-t-il sa réalité ? Pour formuler autrement la question, à partir de quelle réalité construit-il « sa » réalité ?

Parmi toutes les théories proposées pour répondre à cette interrogation l’une des plus citée est la « théorie de la cultivation » (cultivation theory), pensée par George Gerbner, professeur de télécommunication dans les années soixantes. Axée sur la télévision, la théorie de la cultivation a été très discutée et critiquée en sociologie de communication de masse. Cette théorie propose l’hypothèse suivante : dans la plupart des cas -pas tous-, plus un individu a consommé d’images télévisuelles, plus sa compréhension du monde et ses croyances vont s’harmoniser avec celui des programmes télés et plus sa perception de son environnement va se rapprocher de ce que Gerbner appelle « le monde symbolique ».


En étirant cette théorie aux médiums actuels nous pouvons poser ceci : le média que nous consommons affecte notre vision du monde. Et la question qui en résulte est celle-ci : comment et dans quelle mesure les media contribuent-ils à notre conception de la réalité sociale ? Depuis 1970, la thèse de la cultivation fut testée sur divers thèmes, allant de la représentation des minorités jusqu’à l’orientation politique. Le plus connu, et le plus discuté aussi concerne la perception de la violence. Après des résultats semblant montrer un lien direct entre la consommation d’images violentes et le changement de perception de notre réalité, Gerbner et son équipe sont revenus sur leur méthodologie, car il leur apparut que le phénomène était plus complexe. En introduisant de nouvelles variables comme l’identité de genre, l’âge, la classe sociale, etc., les résultats sont sensiblement différents.
C’est ainsi qu’il apparaît qu’un tel postulat peut mener à une corrélation inversée, la première analyse prenant en compte des résultats personnels, sans tenir compte du milieu social et des structures inhérentes aux individus. Malheureusement, les premiers résultats de l’étude, souvent retenus par commodité, ont un double effet négatif. Tout d’abord, ils sclérosent un débat potentiel en alimentant les idées et en donnant une place médiatique à des gens aux idées rigoristes qui aiment s’emparer de ce genre de débats, à l’image de Jack Thompson, avocat américain qui à la fin des années 90, fit campagne contre divers FPS, notamment la série des Grand Theft Auto et des Halo, reliant ces jeux à chaque fusillade des vingt dernières années. Au vu de son acharnement contre l’industrie du jeu vidéo, de divers accusations d’harcèlement et de comportements diffamatoires et homophobes, il fut finalement radié. Ensuite, en postulant frontalement des idées telles que « un jeu violent conduit à tuer des gens » ou « un jeu sexiste te fait haïr les femmes », on inverse encore une fois la causalité, et, en trouvant de faux coupables, nous éloigne davantage d’une solution. Il est évident que les structures d’une société alimentent le contenu de ses médias, et qu’à l’inverse, ce même contenu est susceptible d’influencer les idées de la personne qui le consomme. Il est aussi important de souligner qu’une des raisons pour laquelle le monde du jeu vidéo a un immense problème de sexisme, de fait, c’est car le marché des jeux mainstreams a pour cible un public particulier : les jeunes hommes entre 15 et 30 ans.
Dans notre société patriarcale être violent, compétitif ou opiniâtre est une chose bien vue quand on est assigné-e garçon à la naissance, les enfants ont joué à la guerre bien avant d’avoir joué aux jeux-vidéo, donc ce n’est pas un hasard si les jeux qui s’adressent à cette catégorie continuent d’exploiter les mêmes stéréotypes de genre.

Figer alors les choses et postuler que « les contenus des médias sont responsables des idéologies des individus » revient à passer complètement à côté des structures, institutions et rapports de pouvoir qui modèlent nos rapports sociaux. Dans une société sexiste par exemple, le contenu des jeux, livres, films, le sera aussi. Il ne s’agit pas de dire que chaque individu l’est d’une manière frontale et assumée, mais que ces oppressions sont intériorisées et resurgissent dans chaque création tant que celle-ci n’a pas la visée inverse. Un jeu « violent » ne rendra pas violent, il témoigne de l’époque dans laquelle il est conçu et du public ciblé. Tant que ce sera, par exemple, le jeu-vidéo en tant que médium qui sera tenu pour responsable des comportements sexistes de certains de ses joueurs, et non pas le patriarcat, aucune solution ne sera trouvée. Un médium n’est pas oppressif dans son essence, il est le vaisseau des oppressions déjà présentes dans notre société. Par contre, nous pouvons agir avec la dynamique inverse : en changeant des détails dans la manière dont nous faisons nos jeux, en les rendant moins sexistes, moins racistes ou homophobes, nous pouvons essayer d’installer de nouvelles représentations plus inclusives et ainsi avoir un impact à la fois sur le médium en question mais aussi des répercussions sur la société et ses normes.

Mais, si Doom ne rend à priori pas violent, est-il un “jeu violent” ? Plus encore, est-il un jeu moralement condamnable ? Avant de répondre à cette question il est intéressant de savoir quels sont les éléments qui ont choqué à la sortie du jeu.
Tout d’abord, l’imagerie et l’ambiance choisies par Carmack et Romero furent la raison de beaucoup de critiques de la part d’association chrétiennes. En effet, les ennemis sont des démons ou des possédés, et sortent de portails menant tout droit en enfer. Les concepteurs du jeu, tous athées, se sont inspirés pour le design de leurs monstres de divers éléments de la culture des années 90. Si le Necronomicon de H. R. Giger était constamment ouvert sur la table du studio -Alien 3 venait de sortir-, c’est aussi entouré de divers comics comme Mage et en jouant à des jeux de rôles comme Donjon Et Dragons et Cthulhu que l’univers esthétique de Doom s’est construit. Sans oublier les références constantes à la musique métal, présentes dans la bande originale du jeu et qui influence jusqu’au design des boîtes et la police d’écriture du titre.



Si l’on ajoute le titre évocateur de « Doom » et ses combats sanglants, l’univers démoniaque décomplexé a tout pour déplaire à l’Amérique bigote et le jeu sera plusieurs fois accusé de répandre une idéologie sataniste. Les politiciens et les journalistes s’emparent aussi du jeu à sa sortie, telle Hillary Clinton qui déclare :

“Je suis scandalisée par certains jeux-vidéo (…) le fait de participer à des jeux violents pourrait s’avérer bien pire que la position d’observateur passif devant la télévision”.

Son mari incrimine directement Doom et des jeux comme Mortal Kombat et Killer Instinct :

“Ces mêmes jeux pratiqués de façon obsessionnelle (…) font de nos enfants des participants actifs à cette violence simulée “

Ces discours font des jeux vidéo le bouc-émissaire parfait pour une génération d’adultes voyant ses enfants s’adonner à un loisir totalement nouveau qui leur échappe. Beaucoup des détracteurs du jeu-vidéo font des liens directs entre les tueries aux Etats-Unis et ces jeux ; il faut dire que le jeu Doom ferait partie des jeux préférés d’Eric Harris, l’un des auteurs du massacre du lycée de Colombine. Peu de temps avant il y eut aussi la tuerie de Paducah en 1997 et celle de Springfield en 1999, et, pour chacune de ces tueries, les journalistes ne manquèrent jamais de préciser que les auteurs de ces crimes étaient aussi des adeptes de jeux en général et de Doom en particulier. Mais, tout en ayant déchaîné les critiques, une fois les controverses éteintes, Doom continua sa route assez tranquillement. Romero déclare plusieurs années après :

“Nous avons été critiqués après la tuerie de Colombine, mais nous savions que ce n’était pas notre faute. Il y a eu des jeux violents depuis les années 1800 (…). Je ne voulais pas me faire attraper par ce très vieux débat. (…) Quelle que soit la chose nouvelle, elle est toujours mise en faute : Judas Priest [groupe de heavy metal], Ozzy, les comics books. Mais le gros problème, c’est les gens qui ne sont pas à l’écoute de leurs enfants. Nous n’avons jamais fait nos jeux pour offenser ou choquer les gens. Nous les avons fait pour nous.” Il est aussi bon de préciser qu’à l’époque, que ce soit la musique métal, les comics book mais aussi le jeu de rôle étaient psychiatrisés et souvent vus comme des loisirs déviants. Ce débat est à l’image des contradictions que portent les Etats-Unis et qui sont malheureusement toujours d’actualité. Aujourd’hui, face à la recrudescence des tueries dans les écoles ou des assassinats commis par des policiers, la défense est pathétique et souvent teintée de racisme institutionnel : alors que les films, jeux, et même la pornographie sont incriminés, les populations pauvres et marginalisées servent de bouc-émissaire tout en étant les populations les plus touchées par les crimes policiers. Il est frustrant de voir toujours les mêmes raisons mises en avant, comme les problèmes mentaux -alors que les personnes ayant des troubles mentaux sont bien plus souvent victimes de violences qu’autrices-, tandis que les chiffres des études sont sans ambiguïté : le taux d’homicide par arme à feu est directement corrélé au nombre d’armes en circulation, et bien plus lié à des problématiques concernant l’alcoolisme, les drogues et la précarité. Pour la NRA par contre, les causes des violences par armes à feu sont : “ les jeux vidéo, l’avortement, le manque de religion et le mauvais contrôle des entrées des élèves à l’école”, mais les études montrent que pour beaucoup d’autres pays développés connaissant le même taux d’usage des jeux-vidéo, de troubles mentaux et de précarité, le taux de fusillade de masse est loin d’être aussi important. Concernant Doom plus particulièrement, il est intéressant de noter que quelques années après sa sortie, en 1996, il fut utilisé comme Wargame, c’est-à-dire comme jeu stratégique de simulation de combat, par l’armée américaine comme exercice servant à valoriser les réactions et la prise de décision des soldats. Nous avons donc d’un côté des politiciens et politiciennes qui mettent en garde contre l’utilisation de produits culturels « violents » et de l’autre un état extrêmement impérialiste et guerrier utilisant ces mêmes produits pour former ces soldats. Plus drôle, le jeu serait même, selon le journaliste Daniel Ichbiah, à l’origine d’une baisse de productivité significative dans les entreprises et universités à cette période, au point qu’un logiciel détectant l’exécutable de Doom et le bloquant fut mis au point.

On peut aussi se pencher philosophiquement sur la moralité ou l’immoralité de la représentation de la violence dans un jeu. On peut tout d’abord dire que la moralité est une question de choix, c’est le choix de commettre ou de ne pas commettre un acte jugé moralement condamnable. Dans Doom, et dans la plupart des jeux vidéo de ce type, la personne qui joue n’a pas le choix de tuer ou d’épargner ses ennemis. Il s’agit du contrat de base, des conditions, des règles du jeu. Si l’on joue à Doom, c’est car nous sommes au courant et que nous acceptons ce contrat et personne n’y jouera contre son gré. Sans l’obligation ou le choix de tuer, nous sommes juste dans l’amusement, non dans le délit moral. On donne l’illusion de la violence, comme dans les pièces de théâtre antique. Et quant à savoir si nos actions sont juste ou non, c’est pour le coup impossible. Car la justice se fait toujours par un tiers, qui est absent ici. Ni le joueur, ni son avatar ne sera condamné que ce soit dans la fiction ou dans la réalité, pour avoir tué dans Doom un grand nombre de monstres démoniaques. Il n’existe pas de tel tribunal car nous ne sommes pas face à autrui, nous sommes face à des programmes qui n’ont ni individualité ni liberté. De plus, selon des études récentes, il semblerait que, pour une personne jouant beaucoup, son discernement entre le réel et le virtuel sera accru, ce qui va à l’encontre du discours de ceux pour qui les jeux-vidéo amènent à confondre réel et virtuel. Cette distinction est sûrement quelque chose qui s’apprend, et notre génération, grandissant avec internet est vraisemblablement encore plus lucide que les précédentes. Je parle ici bien sûr en termes de mécaniques et non de représentations.

Car le problème de la représentation se pose continuellement dans le jeu-vidéo, comme nous l’avons vu plus tôt, et Doom est un bon exemple de ce problème. Dans Doom, vous incarnez le ‘DoomGuy’, un homme blanc aux muscles énormes, présenté comme un militaire surentraîné, aux cheveux coupés en brosse, et qui n’exprime la douleur qu’avec des grognements. Cette vision d’un soldat ultra viril est évidemment une approche patriarcal des corps, elle n’a pour objet que d’alimenter les fantasmes de puissance des joueurs. Les avatars et héros de type “DoomGuy” sont d’ailleurs surreprésentés dans les jeux-vidéo, créant un archétype qui exclut l’identification des femmes, des personnes racisées et des minorités de genre. Si les personnages féminins sont généralement construits pour plaire au regard masculin, l’inverse n’est pas vrai. Ces archétypes virils ne sont pas pensés pour plaire aux femmes, mais pour renforcer l’image puissante et invulnérable que les joueurs souhaitent avoir d’eux mêmes, ce qui est tout aussi toxique et injonctif.


Si Doom est encore aussi populaire même de nos jours, c’est en partie grâce à sa communauté de modeurs. Un “mod” en tant que modification partielle du jeu de base, n’est pas forcément un changement significatif. Il existe des mods de texture, qui embellissent certains graphismes, des mods qui rajoutent du contenus, comme de nouveaux équipements, de nouvelles musiques, nouveaux visages, etc… Mais la culture du mod va au delà de contenus additionnels, beaucoup sont voulus pour être drôles ou simplement absurdes. Par exemple, le jeu Skyrim de Bethesda est un des jeux les plus moddé de sa génération, et beaucoup de ces mods sont juste cocasses et bons enfants. Vous pouvez par exemple, remplacer les dragons - qui sont les ennemis les plus “prestigieux” du jeu- par un fameux jouet de train, faire pleuvoir des meules de fromages ou chevaucher des poulets géants.


Les mods sont souvent partagés gratuitement sur des plate-formes comme Steam ou en téléchargement libre, véhiculant l’idée de contenus créés par des amateurs et amatrices, pour le fun, souvent pour amuser la communauté.
Doom a été un jeu particulièrement moddé car ses créateurs, Id Software, tenaient à ce que le jeu et tout son contenu soit libre et modifiable. Ils ont ainsi regroupé toutes les données dans des fichiers accessibles de type “.WAD”, acronyme de “Where's All the Data?”, “où se trouvent les données”. Ainsi, la communauté était encouragée à créer ces contenus additionnels et à les partager, Id Software aidant même les moddeurs à créer des outils pour les aider. Certains de ces mods sont d’ailleurs devenus cultes, et ont été intégrés à une des versions finales de Doom, “Final Doom”, comprenant Doom 1, Doom 2, et des contenus créés par la communauté. Le dernier jeu Doom, sorti en 2016 est officiellement inspiré de Brutal Doom, un des mods les plus populaires à l’époque.

Si nous avons décidé de nous inscrire dans cet héritage et ce travail communautaire, c’est tout d’abord car le travail du mod est assez aisé pour les personnes ne maîtrisant pas la programmation, ce qui était notre cas à l’époque. Ensuite, les mods sont toujours créés dans un esprit “fanzine”, un peu cheap et partagés dans la masse d’autres contenus du même genre. Ce côté fanzine est assez important pour nous puisqu’il est intimement lié à la création d’objets vidéoludiques queers, souvent courts et amateurs[2]. Notre mod est assez basique et sa lecture et à la fois simpliste et frontale. Nous avons simplement remplacé le Doomguy par une femme noire au design assez “gender trouble”, lui avons ajouté des gants roses et avons agrandi le HUD[3] pour permettre une meilleure visibilité de notre avatar. La seconde et dernière modification a été de remplacer les ennemis, à l’origine des monstres et démons, par des hommes blancs en costume. Dans notre mod, le but du jeu est alors d’incarner cette femme queer noire et de tuer des hommes représentants une certaines classe sociale.




Qu’est-ce que ce mod de jeu raconte ? Est-ce un appel à tuer tous les hommes bourgeois, un jeu bête et méchant qui appelle à la violence ?
Nous avons présenté ce mod plusieurs fois, dont deux à l’école d’arts de Cergy. En partant des situations que nous avons provoqué lors de ces présentations, je vais essayer d’expliquer les différentes idées que nous souhaitons soulever.

- Retours sur certaines discussions lors de ces présentations :

Tout d’abord, nous nous sommes souvent posé la question relative au lieu de monstration de notre mod. Au départ, nous pensions que ce n’était clairement pas l’école et qu’il avait plutôt sa place dans des ateliers de jeux queers, comme celui du Reset, atelier DIY ayant lieu dans le bar LGBTQ+ La mutinerie, ou encore dans des festivals amateurs féministes, voire même entre ami-e-s, bref, que le public visé n’était pas le corps enseignant des beaux-arts. Mais nous avons progressivement changé d’avis. Bien que ce mod ait été pensé pour un public particulier, il a été très intéressant de le partager à Cergy. Dans un tel cadre, notre volonté a surtout été de provoquer des discussions et débats, autant sur le contenu politique du mod, que sur les partis-pris formels.

Nous avons pu également nous demander si le fait de travailler sur un jeu-vidéo, qui plus est Doom, et tout ce que ce jeu véhicule, pouvait donner à notre travail un aspect puéril ou aliénant. Tout d’abord, le côté puéril ne serait pas forcément problématique, car intrinsèquement lié à l’idée de jeu, et plus encore l’idée d’insolence, convoquée dans ce travail, qui n’a de toute façon pas vocation à être un manifeste politique complet. Nous exploitons ce que nous offre le médium, son histoire, ses problématiques, et dans le cas de Doom, ce sont les idées de jeu, d’exagération graphique et de subversion qui nous ont intéressé.

Ensuite, l’aliénation face à un médium interactif est un problème qui est souvent soulevé, il est, pour cause très intéressant et la réponse n’est pas évidente. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire, pour garder une pensée critique, d’être face à une oeuvre qui se suffit à elle-même. Dans l’Oeuvre Ouverte, Umberto Eco montre bien que l’activité et l'implication d’un spectateur pour appréhender une oeuvre, quel que soit son médium, ne résulte pas en la perte de l’esprit critique ni de l’indépendance morale.
Le studio Blast Theory, composé d’artistes travaillant sur la thématique du jeu en général, est assez intéressant quand il s’agit de questionner les limites morales et l’aliénation. Proposant toujours des interactions avec leur public voire avec des étrangers, ils considèrent la ville comme un espace où l’art, le jeu et la société doivent être expérimentés. Leurs expérimentations sont assez radicales : leur oeuvre Operation Black Antler[4] est presque menée comme une expérience cognitive, il s’agit d’une “pièce de théâtre” interactive dans laquelle, après vous avoir créé une fausse identité avec les artistes, vous êtes envoyé-e pour une nuit d’infiltration dans un bar, avec comme consigne “démasquer des membres potentiels de groupes néo-nazis”. Toutes les personnes de ce bar seront bien-sûr des acteurs et actrices, mais l’expérience vécue sera aussi réaliste que peut l’être un jeu de rôle ou un jeu-vidéo, où la narration sera maintenue grâce à la suspension consentie d’incrédulité. Après cette étape, il vous sera demandé s’il serait selon vous judicieux de lancer une attaque armée sur ce bar, sachant que vos preuves sont faibles. Ce choix éthique questionne la moralité des sanctions d’un état-espion.


Dans Dial Ulrike And Eamon Compliant[5], un téléphone vous est remis avec des consignes : sortir de la galerie et choisir d'interpréter soit Ulrike soit Eamon. Vous êtes ensuite appelé-e, puis conduit dans les rues de Venise par une voix vous racontant l’histoire de ces deux hommes, vous faisant vivre l’expérience d’une personne militante qui décide de participer à des groupes d’actions violents, jusqu’à envisager de tuer quelqu’un. Tandis que Eamon et Ulrike atteignent le paroxysme de leurs actions politiques, vous devez choisir entre raccrocher et partir, ou rester au téléphone et continuer à faire face à la question : jusqu’où seriez-vous prêt-e à aller pour vos convictions politiques ?


Pour revenir à notre mod, l est important de comprendre que notre but n’était pas de corriger le jeu de base, mais de proposer une expérience de réappropriation politique du jeu en posant plusieurs questions.
Tout d’abord la question de la réappropriation de la violence par une minorité, plus précisément celle de la misandrie comme stratégie politique. Ce jeu, qui représente basiquement des rapports de dominations (un être qui tue, un être tué), nous a permis d’imager l’idée d’une violence misandre, non interpersonnelle, c’est à dire contre des individus, mais plutôt à l’encontre de quelque chose de plus systémique, l’idée de patriarcat. Tout est évidemment symbolique puisqu’il n’y a aucune narration, les costumes des ennemis, le design de l’avatar, le sang.. La misandrie est ici une « haine-réponse », réplique à des siècles de misogynie, de domination et d’oppression. Colette Pipon dans Et on tuera tous les affreux. Le féminisme au risque de la misandrie[6], établie une réelle différence politique entre misogynie et misandrie. Pour elle, La misogynie est un rapport de forces, une construction sociale érigée sur deux concepts, celui de dominant et celui de dominée, ce qui n’est jamais le cas pour la misandrie. Comme le concept de “racisme anti-blanc”, le sexisme anti-homme n’existe pas, puisqu’il n’est pas systémique, et comme le dit Benoîte Groult, “le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours”. Une manière de faire exister cette idée de misandrie, pour la questionner bien-sûr, est au travers de fictions et de représentations. Dans une moindre mesure, notre mod parle de la même chose que Valérie Solanas, auteure du très misandre SCUM Manifesto, qui tenta d’assassiner Andy Warhol et le laissa pour mort, le 3 juin 1968. Nous pourrions même imaginer une autre version de ce mod, où l’ennemi serait un ou plusieurs artistes connus pour avoir commis un féminicide, comme Carl Andre qui assassina sa compagne Ana Mendieta, et qui s'appellerait Save Ana, Kill Carl Andre.


La sensation visée, le but de notre gamefeel, est l’empowerment. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours proposé durant les présentations, une manette à disposition dans la salle pour que tout le monde puisse jouer.
D’un point de vue vidéoludique, nous voulions aborder la portée politique qu’un jeu peut avoir quand ses visuels sont orientés, et comment les règles du jeu peuvent soutenir ces idées. Dans notre mod, Il n’y a pas d’altération des règles régulatives ou constitutives du jeu, mais le sens véhiculé par ces règles s’en trouve changé par un simple changement de son habillage. Le résultat est donc une métaphore plutôt cathartique interrogeant les rapports dominants/dominées et la potentialité d’une réponse violente. Le médium du jeu-vidéo est un terrain parfait pour ça, puisque même si les expériences vécues sont métaphoriques, elles demandent une implication physique, un acte réel, des choix, de la part de la personne qui joue.

[1] Un mod (abréviation de modification) est un jeu vidéo créé à partir d'un autre, ou plus souvent une modification du jeu original, sous la forme d'un greffon qui s’ajoute à l'original, le transformant parfois complètement. Les mods les plus courants se rencontrent sur PC . Les auteurs et autrices de mods sont appelés moddeurs.
[2] Voir les sites personnels d’Anna Anthropy et de Porpentine.
[3] HUD, pour Head Up Display, affichage tête haute, est la méthode par laquelle l'information est relayée graphiquement au joueur, souvent sous forme d’écran ou de modules situés sur les côtés de l’écran.
[4] Operation Black Antler est un travail de Blast Theory et de Hydrocracker, pièce de théâtre immersive présentée au festival de Brighton en mai 2016 et au théâtre Home de Manchester en 2017
[5] Dial Ulrike And Eamon Compliant a pour la première fois été présenté à la Biennale de Venise en 2009, puis dans divers festivals et lieux d’expositions à l'international.
[6] Colette Pipon, Et on tuera tous les affreux. Le féminisme au risque de la misandrie, (1970-1980), Rennes,Presses universitaires de Rennes, 2014.