Behind Every Great Ones - Deconstructeam
Deconstructeam est un petit studio de jeux indépendants espagnol fondé en 2012, basé à Valence, dont les membres sont, selon leurs mots, “à la recherche de nouvelles expériences narratives dans les jeux”. Ecumant les GameJams et proposant des petits projets expérimentaux, iels finissent par rencontrer un certain succès en 2014 avec Gods Will Be Watching, un point & click de science-fiction, basant son gameplay sur la survie et les dilemmes moraux. Leur jeu suivant, The Red String Club, qui a lui aussi été assez populaire dans la sphère indépendante, est une expérience au gameplay majoritairement narratif, abordant également des thématiques morales et politiques dans une dystopie cyberpunk.
Ce qui frappe tout d’abord dans les jeux de Deconstructeam, c’est l’économie de moyen dont iels font preuve et l’efficacité qui découle de cette sobriété. The Red String Club aussi bien que Gods Will Be Watching sont des jeux héritiers des Point and click, c’est à dire des jeux où la mécanique principale et de pointer et cliquer pour que notre personnage se dirige de luis même vers un endroit ou un objets. PLusieurs choix sont généralement proposé pour interagir avec les objets du décor et une foi le choix fait, le personnage effectue l’action de lui même. Se sont des jeux narratif très simple dont l'âge d’or fut pendant les années 90.
Behind Every Great One est un excellent exemple d’un jeu qui véhicule une idée orientée politiquement ou éthiquement grâce à ses mécaniques plutôt qu’à sa narration. Si l’on devait le placer d’un côté ou de l’autre de l’échelle narratologie - ludologie, il serait clairement du côté ludologique.
Créé lors d’une game jam avec pour thème “running out of space”, l’intention première de ses créateurs-rices a été de traiter ce thème sur le plan psychologique et de traiter donc d’espace émotionnel.
Le jeu commence, vous incarnez une jeune femme, Victorine, assise à une table dans une vaste pièce avec ce qui semble être votre mari, Gabriel. C’est l’heure du dîner, il vous félicite pour votre excellent coq au vin, avant de vous annoncer qu’il se prépare pour une nouvelle exposition en tant que peintre. Il vous remercie, vous êtes sa muse. Il a d’ailleurs assez d’argent pour que vous ayez la chance de ne pas avoir à travailler, comme il aime le répéter.
Le tableau change, vous vous retrouvez dans votre lit conjugal. Votre mari déborde d’enthousiasme à propos de sa création artistique et vous propose de “faire l’amour”. Vous êtes alors face au premier choix que vous propose le jeu, vous pouvez accepter ou refuser sa proposition. Dans les deux cas, la nuit se termine et la journée du lendemain commence. Vous êtes seule, debout dans la chambre, sans aucune indication de ce qui doit être fait, de quel est “le but du jeu”. Vous avez le contrôle de votre avatar, et vous découvrez la maison et ses pièces, la chambre à coucher et son balcon, la cuisine, la salle de bain, la pièce à vivre, la buanderie et la bibliothèque. Une pièce vous est inaccessible, l’atelier de peinture de votre mari dans lequel il passe toute sa journée.
Vous découvrez alors la mécanique principale du jeu, toujours dans l’esprit point and click des jeux précédents : dans chacun de ces endroits vous avez la possibilité d'interagir avec un ou deux objets, ce qui effectuera une action et fera passer le temps. Simplement vous promenez dans la maison ou attendre ne fera pas passer le temps ni avancer le jeu. Vous comprenez bien vite que pour arriver au bout de la journée et faire avancer l’histoire, vous devez effectuer quatre de ces actions, au choix, ni plus ni moins, avant de vous retrouver à la table du repas pour le dîner, et de recommencer un nouveau cycle.
Je séparerais les actions possibles en deux catégories, celles relatives à l’idée de loisir, et celles qui sont de l’ordre des tâches ménagères. Les actions de type loisir sont au nombre restreint de quatre, et sont : fumer sur le balcon, lire un livre, passer un moment sur votre ordinateur et passer un moment à regarder la télévision sur le canapé du salon. On remarquera que même si elles sont les actions les moins pénibles, elles n’en restent pas moins tristes et sans saveurs. Jamais vous ne parlerez avec votre mari de vos lectures, et celui-ci s’inquiètera de vous voir sans but et sans passion.
Les tâches ménagères sont plus nombreuses : préparer à manger, faire la vaisselle, laver le sol, arroser les plantes, s’occuper du repassage et nettoyer les toilettes. Vous pouvez très bien décider de n’effectuer que les quatre actions de type loisir, mais à la fin de la journée, au dîner, votre mari vous fera comprendre que l’état de la maison s’empire, qu’il n’est pas très satisfait du repas et qu’il s’inquiète pour vous. A l’inverse, si vous décidez d’essayer de répondre à ses attentes et de vous occuper des corvées, vous vous retrouvez face à une tâche impossible, car toutes les actions ne peuvent être faites en une journée, et vous recevrez quand même des reproches. Vos deux premières journées ressemble à ça, que vous ayez décidé de “jouer le jeu”, ou d’en faire le moins possible. Après chaque repas, vous vous retrouvez dans la chambre conjugale, et presque chaque soir vous avez le choix entre refuser ou accepter les avances sexuelles de votre mari avant de dormir.
Le troisième jour, votre mari se casse une jambe dans son atelier, et de plus gros ennuis vont commencer pour vous, ses parents arrivent pour quelques jours, et ce ne sont pas les personnes les plus bienveillantes que vous ayez rencontré.
A partir de ce moment, le nombre de vos loisirs va diminuer et la pression se fera de plus en plus forte. Votre belle-mère sur le balcon vous empêche de fumer, votre beau-père vous réprimande à propos de la poussière qui lui cause de l’asthme, leur lit bloque l’accès à la bibliothèque et votre mari occupe le canapé du salon durant sa convalescence, ce qui vous empêchera de vous y reposer. Chaque soir, les dialogues deviendront de plus en plus acerbes et sexistes, et votre personnage commencera à avoir besoin de s’isoler pour pleurer.
Les choses se compliquent encore quand le lendemain vous devez héberger votre soeur et son fils en même temps que vos beaux-parents. Vous n’aurez plus accès à votre ordinateur car vous installer leur chambre dans la pièce où il se trouve. Forcée alors, pour faire avancer le jeu, de devoir n’effectuer que des actions désagréables sous les réprimandes toujours plus nombreuses, votre personnage va de plus en plus mal jusqu’au point où vous n’aurez d’autre possibilité que de pénétrer dans l’atelier de votre mari et détruire son travail en cours, une immense toile le représentant.
Le dernier tableau vous montre, à nouveau avec votre mari dans votre chambre, celui-ci s’excuse de tout le stress que vous avez traversé, puis il vous avoue être déprimé par la peur de ne plus arriver à créer, et l’impression de se sentir vide et faux. Vous le consoler. Il n’est pas un faux, tout va s’arranger, et vous l’aimez. Il vous propose de faire l’amour et le jeu s’arrête.
Visuellement, le jeu est assez “old school”, c’est un jeu en pixel art, en vue isométrique 2D, et les cadres sont simples. Le discours sur l’espace émotionnel est accentué par un travail sur les couleurs et la profondeurs de champ. Au début de la journée, votre personnage est dans un cadre assez large, éloigné de vous, puis à chaque action le plan se resserre et vous êtes de plus en plus étriqué dans la pièce où vous vous trouvez. Les couleurs changent aussi, dans un dégradé de bleu très clair dans la matinée à un mauve très lourd quand le soir arrive, soulignant à la fois le temps qui s’écoule et l’état d’esprit de votre personnage.
Behind Every Great One montre admirablement comment un jeu peut se servir de son seul gameplay pour faire passer une idée politiquement orientée. Les mécaniques convergent toutes pour donner cette impression de surmenage, de perte d’espace et de liberté à travers un quotidien affreusement lisse.
L’appauvrissement des choix est pour moi l’idée très importante de ce jeu. Plus le temps passe plus vos actions effectives sont réduites. Sans être expliqué, ce fait est ressenti et éprouvé plutôt que verbalisé. La perte de pouvoir est à la fois réelle et figurée et touche la joueuse aussi bien que son personnage, et la frustration réellement ressentie est projetée sur la situation fictive présentée. C’est le point fort du jeu : il nous propose une situation avec une forte identification au personnage malgré le peu de détails narratifs et visuels. Nous ne sommes qu’un petit personnage de pixel aux cheveux blonds, ne parlons presque pas, mais malgré ça, en nous faisant ressentir au travers des mécaniques les mêmes sentiments négatifs que notre avatar, le jeu nous lie d’autant plus à sa détresse et son quotidien. Le gameplay fait de nous des joueuses concernées.
Dans la même idée, le jeu ne permet pas l’abandon, ce n’est pas un jeu où l’on peut perdre ou gagner, votre seule solution pour que le jeu existe est d’accepter de faire ce qu’il vous demande. Vous ne pouvez pas décider de faire la grêve du travail domestique ou ne passer une journée à lire, cela équivaudrait à éteindre le jeu. Quoi que vous fassiez vous ne pouvez pas échapper à votre quotidien, dont les phases de confrontation comme celle du repas ne sont pas passables. De même, les dialogues lors du dîner ne sont pas non plus optionnels et vous n’avez pas le choix dans vos réponses, ni la possibilité de vous défendre.
Le seul moment où vous pouvez faire un choix est celui où votre mari vous demande de coucher avec lui, demande dont vous ne serez jamais l’instigatrice. Que vous acceptiez ou non n’a aucune incidence sur le jeu, excepté une ligne de dialogue montrant la frustration ou le contentement de votre mari.On peut se demander quel est l’intérêt de rajouter une mécanique sans impact sur le jeu, mais quand on analyse Behind Every Great One, il devient vite clair qu’aucune de nos actions n’aura réellement d’autre impact que de nous éviter une réprimande pour en avoir une autre. Jamais vous ne serez félicitée, que vous essayiez de faire pour le mieux n’y changera rien. Vous aurez beau accepter les propositions sexuelles de votre mari tous les soirs, et vous démenez dans le travail domestique la journée, rien n’ira jamais bien et la situation ira vers le pire jusqu’à la crise finale qui n’aura cependant pas d’autre impact que de faire revenir la situation au même point qu’au début du jeu. Dans son aspect cyclique, le jeu suggère que votre situation ne s’améliorera sans doute jamais. La fin, très cynique, vous montre épuisée émotionnellement et physiquement, mais toujours rassurant votre mari, lui donnant ce qu’il attend, sans que vous ne receviez rien en retour qui améliore votre quotidien.
C’est un jeu que l’on ne peut gagner qui illustre une situation réelle que l’on ne peut gagner non plus et la mécanique simple et très sobre du point and click est mise à profit pour créer ce huis-clos et rendre compte d’une vie sans échappatoire.
La thématique de la charge mentale est sans aucun doute le sujet principal de ce jeu, mais si l’on creuse un peu d’autres thématiques importantes sont abordées. Il est important de noter que les deux personnages sont présentés comme des gens aisés, dans une maison étant à priori celle d’une classe sociale assez élevée. L’aspect économique est à plusieurs fois évoqué : Gabriel, le mari, est un artiste qui gagne très bien sa vie et qui se vante de pouvoir offrir à sa femme une vie où elle n’a pas besoin de travailler. Leurs parents reviennent d’un voyage lointain, et Victorine propose à sa soeur de lui prêter de l’argent lorsque celle-ci vient demander de l’aide. Le jeu nous montre clairement que nous sommes dans un milieu si ce n’est riche, au moins aisé. Ce détail est important pour moi, car il permet de noter que ce travail de gestion domestique est assumé même par les catégories de femmes les plus privilégiées socialement, à savoir celles qui gagnent suffisamment bien leur vie sur le marché de l’emploi ou qui font partie d’un foyer qui peut se permettre de sous-traiter une partie des tâches domestiques auxquelles la société les assigne à des personnes extérieures au foyer (le plus souvent à d’autres femmes, souvent racisées). Si ce n’est pas le cas dans Behind Every Great One, nous sommes tout de même face à une situation où l’argent n’est pas le problème et ne peut être utilisé pour justifier cette répartition inégale du travail domestique.
D’ailleurs, c’est à travers l’analyse de telles pratiques que l’on arrive à saisir toute l’importance de l’assignation prioritaire des femmes aux responsabilités domestiques et familiales, et également à ce que l’on appelle le travail sexuel. Si il y a un accent mis sur les propositions sexuelles de Gabriel, qui arrivent tous les soirs, ce n’est pas pour rien. Ces propositions sont mises sur le même plan que les autres tâches domestiques dans le sens où elles “rendent service” au mari, sans rendre notre personnage plus heureux ou plus épanoui. En revenant comme en boucle, elles accentuent la pression et la culpabilité ressenties par Victorine et par la joueuse, d’autant plus qu’elles sont parfois appuyées, même après un refus, accentuant le climat de malaise. Lorsque vous les acceptez, le malaise n’est pas absent pour autant, car il est évident que votre épuisement ne vous laisse pas l’espace émotionnel nécessaire pour le désirer.
“D’accord, mais arrange-toi pour que je me sente excitée” n’est pas une phrase de quelqu’un dont le consentement est pris en compte. La question du consentement revient également lors d’une discussion avec les beaux-parents de votre avatar, où ces derniers font valoir leur envie d’avoir des petits-enfants comme étant plus importante que votre envie de devenir mère ou non.
Voici, sans avoir besoin d’une histoire fournie est complexe ce qu’arrive à dire ce jeu à travers un gameplay simple. Il donne une direction éthique à l’histoire à laquelle vous jouez. Les dialogues, les décors, le sound design, sont ensuite un “habillement” qui va donner un sens à cette direction éthique. La narration existe, comme les partis-pris graphiques, mais ils font partie de cet “habillement” du jeu, qui permet de laisser de la place aux mécaniques pour parler d’elles-mêmes.
La série des Borderlands - Gearbox, 2K Games (Borderlands, Borderlands 2, et Borderlands: The Pre-Sequel)
Lorsque l’on commence à rassembler des jeux queers, des jeux féministes, ou des jeux qui parlent de sexisme, on commence à se heurter à une question assez désagréable. Faut-il, pour qu’un jeu ne soit pas sexiste ou homophobe, transphobe, etc… qu’il ait été créé par des artistes queers, concerné-e-s, ou dans une volonté politique ? Le problème d’un tel constat revient à admettre que les jeux qui ne sont pas problématiques quand à ces questions sont forcément voués à être des jeux de niche, comme des blagues que l’on s’échange dans un milieu critiqué -selon moi, à tort mais - finalement assez fermé. J’ai expliqué plus tôt l’importance pour moi des jeux comme ceux d’Anna Anthropy, qui sont créés par et pour une communauté marginalisée, dans une volonté à la fois de responsabiliser et d’émanciper ses membres. C’est une stratégie pour moi très importante et précieuse d’empowerment, et un but en soi qui est loin d’être négligeable. Ceci dit, je pense qu’une autre stratégie doit parallèlement se mettre en place si nous voulons faire changer l’industrie et la communauté du jeu-vidéo. Il ne faut pas remettre en question l’hétéronormativité et le patriarcat seulement dans des jeux dont le public est déjà acquis à ces idées. Si nous voulons faire changer cette communauté dans son ensemble, il faut aller lui parler directement.
La question est donc, pourrait-on rêver d’un jeu grand public, qui compte des centaines de milliers de joueurs et joueuses, qui fait preuve d’un esprit critique par rapport à l’oppression patriarcale, tout en proposant une représentation à l’image de la diversité de notre société contemporaine ? Nous sommes dans une étude de cas, et vous avez lu le titre de ce paragraphe, donc vous savez que cette question est une question rhétorique. L’objet de cette étude est de montrer qu’un jeu n’a pas besoin d’être ouvertement un “jeu queer” ou “jeu féministe” pour véhiculer des idées utiles pour la communauté LGBTQ+. Et qu’il est, au final, assez simple d’inclure dans un jeu destiné au grand public, une représentation diversifiée et d’autres éléments qui en font un jeu qui, pour une fois, n’est pas destiné à de jeunes hommes blancs.
La série des jeu Borderlands, dans ses trois opus, répond à ces critères d’une manière assez habile. Tout en étant un jeu qui s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires (environ 13 million pour le deuxième opus, le plus important et le plus joué), et qui est toujours joué actuellement par des milliers de joueuses chaque jour, il réussit à avoir une représentation de personnages LGBTQ+ assez exemplaire ainsi que dans sa narration et ses dialogues, une critique des préjugés sexistes habituellement présents.
Les jeux de la série des Borderlands sont des jeux mêlant le genre du RPG (“role playing games”) et celui du FPS (“First person shooter”), avec un accent fort mis sur le multijoueur coopératif. Tout en construisant les caractéristiques d’un personnage qui va remplir des quêtes données par des personnages non-joueurs, la mécanique principale du jeu est centrée sur les armes, qui existent en grand nombre et qui sont générées de manière procédurale[1]. Il y a virtuellement 17 750 000 armes différentes dans le jeu, et cette diversité induit une grande fluidité stratégique et un sentiment assez gratifiant pour la joueuse face à un jeu généreux dans ce qu’il propose. L’histoire étant tout de même sérieuse, le ton du jeu est humoristique, et les situations tournent souvent en dérision les clichés du genre. Visuellement, les graphismes très soignés en cell shading (toutes les texture sont dessinées à la main, puis ajoutées sur les modèles 3D) donnent au jeu un côté très “cartoon”.
Le premier jeu se déroule sur une planète fictive appelée Pandore (Pandora en version originale). Autrefois exploitée par de grandes compagnies pour ses technologies alien cachées et ses ressources minières, la planète fut laissée à l'abandon par ces compagnies, et est désormais en proie aux bandits et à la faune dangereuse. Selon une légende, une « Arche » serait située sur Pandore, renfermant tous les trésors de l'univers. Cette légende attire sur Pandore de nombreux et nombreuses « chasseurs de l'Arche », prêt-e-s à tout pour la trouver et l'ouvrir. Le jeu permet à la joueuse d'incarner quatre d'entre eux dans leur quête pour trouver l'Arche.
L’histoire du second jeu commence cinq ans après la fin du tout premier Borderlands, où une nouvelle Arche bien plus grande est découverte dans les tréfonds de la planète de Pandore. Le Beau Jack, PDG d'Hypérion, multinationale minière, et accessoirement dictateur, tente de récupérer l'éridium, métal contenu dans l'arche, à tout prix. Il a besoin pour cela d'une clé légendaire. La joueuse, incarnant à nouveau l'un-e des quatre chasseurs de l'arche, doit l'en empêcher à tout prix; un échec signerait la fin de Pandore.
Borderlands: The Pre-Sequel se passe dans le même univers, sur une lune de Pandore, et revient sur les événements qui se sont produits entre Borderlands et Borderlands 2, notamment l'ascension du Beau Jack au pouvoir.
Pour comprendre en quoi les jeux de la série des Borderlands sont particulièrement inclusifs, il faut aller chercher du côté des scénaristes et écrivains du jeu, en particulier Anthony Burch, écrivain d’une grande majorité des dialogues. Co-créateur d’une web-série débutant en 2011, Hey Ash, Whatcha Playin'? (“Hey Ash, à quoi tu joues ?”), avec sa soeur Ashly Burch (qui d’ailleurs est elle-même queer), on peut voir que les thématiques de l’inclusivité et du sexisme font partie de leurs questionnements, et sont toujours traitées avec humour.
Dans une interview disponible sur le site de Gearbox Software, le studio responsable du développement des jeux Borderlands, Anthony burch parle de l’importance de l’inclusivité. Il débute son interview en partageant une discussion tenue avec Mattie Brice, développeuse féministe de jeux indépendants, à propos du sentiment de se sentir ou non bienvenu-e dans le milieu du jeu-vidéo en tant que femme et minorités de genre.
“…[developers] are not explicitly saying “you are welcome here,” and because not, we assume we aren’t welcome. That is such an easy thing to correct.” [2]
De cette discussion, Burch tire le constat que son travail, en tant qu’écrivain de jeu-vidéo, va être d’être l’allié de ces personnes et de les aider à s’y sentir bienvenu-e-s.
“Upon hearing that, I wanted to clearly state the following: you are welcome here. Regardless of your race, gender, religion or sexual orientation, I personally want Gearbox to be an open and welcoming place to you. I can only speak for myself, of course – I’m just a jerkbag writer who’s been in the industry for less than five years – but I believe that you can see evidence of attempts at inclusivity throughout Borderlands 2.” [3]
Avant d’aborder point par point certains personnages ou situations qui font des Borderlands des jeux qui me plaisent en tant que consommateur et créateur queer de jeux-vidéo, je pense important de préciser que ces jeux sont loins d’être parfaits. Comme le rappelle très justement Anthony Burch dans son article, Borderlands 2 a été cité par Anita Sarkeesian[4] dans son émission “Tropes vs Women in Video Games series”[5] qui critique les clichés sexistes dans le monde des jeux-vidéo. Dans son épisode, elle déplore l’utilisation du cliché hélas classique de “la demoiselle en détresse”, cliché présent dans Borderlands 2 à travers le personnage de l’Ange, une jeune femme victime d’abus qui doit être secourue puis qui se sacrifie afin que le bad guy n’arrive pas à ses fins. Il est bon de voir que Burch accepte cette critique et travaille vraiment dans la perspective qu’un espace entièrement safe (dans le sens d’un espace totalement dénué d’oppressions) n’est que théorique et que tout peut être toujours amélioré.
“Part of me thinks, (...) that she'd been even more empowering and helpful if her rebellion hadn't also been a self-sacrifice”.[6]
Le point fort de la diversité et l’inclusivité des jeux Borderlands se situe dans l’écriture de ses personnages, très frontale et adaptée pour un public qui n’est pas forcément politiquement déconstruit. Ce n’est pas, comme dans Behind Every Great One ou comme dans les jeux d’Anna Anthropy, une écriture intellectualisée, finalement assez pédagogique, qui sous-entend et évoque des situations sexistes tout aussi importantes mais assez complexes. L’écriture des personnages de Borderlands est plutôt une écriture directe, qui se moque du sexisme ordinaire, et punit sans seconde lecture les réactions problématiques que pourraient avoir les joueurs et joueuses ainsi que les PNJ.
Un bon exemple de cette écriture à la fois humoristique et punitive se trouve dans les trois quêtes se passant dans la ville d’Overlook, où Dave, un personnage hautement désagréable à la misogynie exacerbée finit par mourir d’une manière autant spectaculaire que ridicule par la main de Karima, la femme qu’il harcelait. Ce n’est pas un cas isolé, d’autres personnages, comme nous pourrons le voir par la suite, connaissent le même sort. Ce genre de situations, dans leur simplicité, constituent un discours efficace. La simple corrélation “un personnage dont la caractéristique est d’être extrêmement misogyne se fait tuer par la femme qu’il harcelait” est assez importante. “Vous êtes sexistes, vous êtes punis” contrebalance des milliers de situations, tous médias confondus, où un personnage masculin sexiste finira par s’en sortir ou se racheter, dans le cliché typique de la brute au grand coeur, dont la misogynie est montrée comme un signe de virilité, voire un atout de charme, malgré son comportement oppresseur. Le jeu ne fait pas dans la demie-mesure, et les potentiels joueurs sexistes ne peuvent se contenter d’ignorer ces messages.
Parmis les personnages qui remettent le plus en question les normes de beauté sexiste, je voudrais parler d’Ellie. PNJ récurrent de borderlands 2, cette garagiste au fort caractère a une grande importance. Une “zone” du jeu lui est attribué, la joueuse est amenée à la rencontrer fréquemment, et elle nous donnera un certain nombre de quêtes.
Ellie est représenté, comme une femme grosse ayant une personnalité très forte. Son apparence est considérablement plus réaliste que la plupart des corps féminins dans les jeux vidéo. Elle n’est pas pensée pour être objectivée par le regard d’un jeune homme blanc hétérosexuel, mais comme un personnage fort, avec de l’estime pour elle-même et une importance narrative. On trouve dans l’interview d'Anthony Burch une bonne description :
“(...) a character who finds herself beautiful, and refuses to be the butt of anyone’s joke. Ever.”[7]
Lors de notre première rencontre avec Ellie, on la voit d’ailleurs broyer à l’aide d’un compresseur à voiture un homme qui faisait des blague sur son poids, qu’elle ignore en riant. Mentionnant également, Dave, Burch explique :
“(...) because, like the bandits Ellie crushes to death, I take great pleasure in making bigots and sexists pay for their douchery.”[8]
Dans l’univers où elle vit, nous comprenons qu’elle doit faire face à ce genre de remarque quotidiennement, mais elle refuse de leur accorder aucun crédit.
Ellie porte un très bon message au niveau des représentation des personnes grosses. C’est un personnage puissant et qui offre un discours sur l’empowerment ainsi qu’une critique de la grossophobie. Une des quête qu’elle nous donne s’appelle d’ailleurs “Positive Self Image”. Pour elle, les standards de beauté sont stupides et limités, et les personnages qui ne sont pas de cet avis sont juste punis ou totalement tournés en ridicule.
Une autre quête proposée par ce personnage appuie son caractère et ses revendications. Ellie nous demande, un jour, de lui trouver une armure qu’elle pourrait porter en tant que gardienne de la ville. La quête s’appelle alors “trouver une armure pour Ellie”. Le jeu nous amène alors à trouver et à ramener à Ellie une armure “pour femme” extrêmement clichée, empruntée à l’univers de Star Wars et bien connue pour son côté sexiste, qui a été vivement critiquée par les mouvements féministes. En voyant ceci, Ellie nous rit au nez, et demande de lui trouver “une vraie armure”, qui la couvrira plus et qui la protégera vraiment. La quête change alors de nom et s’appelle “Trouver une armure moins atrocement sexiste”.
En général, tous les personnages féminins du jeu sont des personnages forts, occupant des postes de responsabilité, et ayant autant de compétences que leurs collègues masculins.
Le même mécanisme se trouve dans l’écriture des différents personnages LGBTQ+, qui le sont sans demie-mesure et sans essayer de dissimuler par des sous-entendus, cette information à de potentiels joueurs et joueuses homophobes. Un point très important ici, est que cette écriture ne tombe pas dans le piège de la fétichisation, c’est à dire que leur identité de genre ou orientation sexuelle n’est pas leur caractéristique principale. Aucun personnage n’est le triste cliché du gay efféminé ou de la lesbienne aux cheveux courts et aux gros bras. De même, en aucun moment ces caractéristiques n’ont un impact sur la narration, ce ne sont que des détails, acceptés par tou-te-s dans l’univers du jeu, et qui ne seront jamais le sujet d’aucune blague ou dérision. Leur sexualité est traitée de la même manière qu’une sexualité hétérosexuelle, sans commentaires. La diversité est juste présente, et n’a pas besoin de justification. En général, nous apprenons cette information d’une manière banale, au détour d’une conversation quand un-e personnage parle de sa vie personnelle. Les personnages LGBTQ+ ne sont pas traité-e-s comme des cas ou des exceptions, et son traité-e-s avec la même importance que tou-te-s les autres.
“Now, why are these characters gay or bisexual? The answer is simple: we wanted to make our cast more diverse and inclusive, and it cost us effectively nothing to do so. We’ve received only a few negative emails or forum feedback about these characters. In fact, the positive feedback far outweighed the negative feedback – how often can you say that on the Internet – and by being more inclusive, we’ve potentially increased our audience.”[9]
Parmis elleux, on trouve à la fois des personnages jouables que des PNJ, et autant d’hommes que de femmes. Par exemple,Sir Hammerlock, un des personnages principaux, vieux chasseur/explorateur qui nous prend sous son aile, est homosexuel. la joueuse l’apprend lors d’une quête où elle doit retrouver des enregistrements audio faits par son ex compagnon. Ce personnage, gentleman et biologiste, a même un DLC (“downloadable content”, “contenu additionnel, souvent payants, édités après la sortie d’un jeu pour y rajouter des chapitres ou du contenu) qui lui est entièrement dédié.
Moxxi, est également un personnage dont la construction est intéressante. Tenancière d’absolument tous les bars des différents jeux Borderlands, elle est une femme bisexuelle qui apparaît comme ayant eue de multiples relations avec beaucoup d’autres personnages de l’univers. Sa sexualité n’est à aucun moment l’objet de jugement ou de remarques, et lui donne au contraire un certain pouvoir. Elle nous aide à multiples reprises en contactant d’anciennes relations, et les évoque sans en avoir aucunement honte. Il est appréciable de voir un personnage féminin être traité de la sorte, quand le ton général par rapport aux femmes qui abordent leur sexualité est plutôt culpabilisant ou moqueur.
Il est amusant de remarquer qu’un des personnages jouables, Axton, un homme blanc viril et plutôt stéréotypé, a été rendu bisexuel par erreur. Dans le mode multijoueur des Borderlands, il est possible de ranimer les autres joueuses quand celles-ci sont tombées au sol après s’être pris trop de coups. Axton avait à ces moments des dialogues pour ponctuer ces phases de réanimation, dont une phrase de drague, draguant donc sans distinction tous les personnages que peuvent incarner les autres joueuses, hommes, femmes ou autre. L’erreur a été volontairement laissée, et suite à certaines remarques déçues de joueuses regrettant qu’il ne soit pas intentionnellement bisexuel, Gearbox a affirmé sa bisexualité au travers de l’un des contenu additionnel du jeu.
Il est important que la représentation des femmes et minorités de genre fasse partie intégrante de l’univers, sans hésitation possible. On voit trop souvent aujourd’hui, des créateurs et créatrices qui, longtemps après la sortie de leur oeuvre, suggère qu’un personnage n’était pas forcément hétérosexuel, ou pas forcément blanc, etc... Hors, dans la société hétéronormée, cisgenre et très blanche dans laquelle nous vivons, si un personnage n’est pas clairement décrit comme faisant partie d’une minorité, il n’en fera à priori pas partie. Le problème s’est posé récemment dans l’univers de Harry Potter, référence culturelle générationnelle par excellence. J. K. Rowling, durant plusieurs interviews, a déclaré que selon elle, le personnage de Dumbledore était gay, et qu’Hermione pouvait être noire car elle n’avait jamais été décrite comme ayant la peau blanche. Je trouve qu’il est assez hypocrite de penser que ces déclarations peuvent changer quoi que ce soit. Sans être décrite directement comme étant une femme noire, Hermione aura dans l’esprit de tou-te-s, la peau blanche, car nous vivons dans une société raciste. Il en va de même pour Dumbledore, et pour tous les autres personnages dont l’orientation sexuelle ou l’identité de genre aurait pu être un atout de représentativité et un bienfait pour les communautés minorisées, mais dont la tardive et timide mise en lumière sert de faire-valoir à des créateurs qui veulent juste se décomplexer.
On peut aussi noter que les minorités représentées ne sont pas forcément les plus connues. Des personnages présenté-e-s sont également asexuel-el-s, comme Maya, la sirène, qui est aussi un personnage jouable, ou Zero, autre personnage jouable, dont le genre et l’orientation sexuelle/romantique ne sont jamais évoqués, et qui pourrait tout à fait représenter un personnage aro, ace, et agenre[10]. On peut néanmoins regretter que excepter Zero qui est possiblement agenre, aucun personnage ne soit ouvertement transgenre.
Outre toutes ces représentations, certains autres détails font également plaisir, comme le personnage de Torgue, cliché absolu de l’homme viril et stupide, tas de muscle adorant les flingues et les explosions, pensé ainsi pour critiquer la masculinité toxique et la compétition. A plusieurs reprises tourné en ridicule, il nous étonne finalement en criant des phrases telles que:
“Also, you should treat Moxxi nice! NOTHING IS MORE BADASS THAN TREATING A WOMAN WITH RESPECT!”[11]
Le personnage de Torgue est intéressant, dans le sens où il montre la progression qu’on fait les scénaristes entre le premier et le troisième opus.
“Torgue started out as an over-the-top parody of masculinity, but in a kind of shitty and problematic way–in Borderlands 2 he has a line about how if you don’t like explosions “you must be wearin’ women’s underwear,” which is obviously problematic for like eighty reasons. As time went on and I got slightly less ignorant about gender politics while Torgue got slightly more popular, I tried to shift him into a more progressive frame of mind.”[12]
Son moment le plus féministe étant sûrement celui où il se moque du concept de “friendzone”, concept sexiste par excellence qui affirme qu’une femme qui refuse d’avoir des relations sexuelles avec un homme est insultante et le “recale” dans un rôle d’amitié non-désiré par ce dernier. Sa réplique dit “ Je sais que [le concept de] friendzone est une manière imaginaire et misogyne d’appréhender les relations, vous voyez ce que je veux dire les gars ?”
Les jeux de la série des Borderlands montrent très bien qu’un jeu n’a pas besoin d’être un manifeste féministe pour proposer un univers progressiste en accord avec la société contemporaine, tout en n’étant pas des jeux “militants”, ils proposent une autre vision politique du médium. Ce sont des jeux destinés à des publics nombreux et variés, et dans ce public, il y aura à la fois des personnes issues des minorités de genre ou sexuelles, qui pourront s’identifier et prendre plaisir aux représentations proposées, et à la fois des personnes lambda, dont des jeunes hommes qui seront confrontés, pour une fois, à des situations dont ils ne sont pas les seuls protagonistes et héros. Les mécaniques de jeu sont “classiques”, le ton est humoristique et décalé, mais ces jeux sont novateurs dans le regard féministe qu’ils offrent.
Le point vraiment positif de ce constat est qu’aucun personnage, dialogue ou situation n’a été ajouté de manière artificielle ou même pour des raisons d’images, des raisons financières ou scénaristiques. Les personnages queers sont juste là, et n’ont besoin d’aucune autre raison.
Les jeux Borderlands ne sont pas parfaits, beaucoup de critiques peuvent encore être faites, mais leur volonté de proposer des jeux plus inclusifs est dans tous les cas louable.
[1] Voir Lexique
[2] “ …[les développeurs] ne nous disent pas explicitement “vous êtes les bienvenu-e-s ici”, et car ils ne le disent pas, nous partons du principe que nous ne sommes pas les bienvenu-e-s. C’est une chose tellement simple à régler.”
[3] “ Après avoir entendu ça, j’ai voulu établir clairement l’idée “vous êtes les bienvenu-e-s ici”. Sans préoccupation de votre race, genre, religion ou orientation sexuelle, je veux personnellement que Gearbox devienne un endroit accueillant pour vous. Je ne parle que pour moi-même, bien-sûr (...) mais je crois que vous pouvez voir cette volonté de plus d’inclusivité dans Borderlands 2.”
[4] Voir l’article sur le GamerGate.
[5] https://feministfrequency.com/
[6] “ Je pense tout de même qu’elle aurait été beaucoup plus empowering et “utile” si sa rébellion n’avait pas été son propre sacrifice”
[7] “Un personnage qui se trouve elle-même belle , et qui refuse d'être la cible des blague de qui que ce soit. Jamais.”
[8] “(...) car comme les bandits qu’Ellie écrase et tue, je prends un grand plaisir à faire payer les bigots et les sexistes pour leurs comportements merdiques”
[9] “Pourquoi avoir fait des personnages gays ou bisexuel-e-s ? La réponse est simple : nous voulions rendre notre casting plus divers et inclusif, et cela ne nous a rien coûté. Nous avons reçu quelques remarques négatives sur les forums à propos de ces personnages. Mais en fait, les remarques positives les surpassaient totalement - chose rare sur internet-, et en étant inclusif nous avons sûrement augmenté notre audience.
[10] Voir lexique.
[11] “Aussi, vous devez bien traiter Moxxi ! RIEN N’EST PLUS STYLÉ QUE DE TRAITER UNE FEMME AVEC RESPECT!”
[12] “Torgue a commencé par être une parodie suprême de masculinité, mais d’une manière assez pourrie et problématique - dans Borderlands 2, une de ses répliques dit que si vous n’aimez pas les explosions, “vous portez surement des sous-vêtements féminins”, ce qui est évident problématique pour au moins 80 raisons. Avec le temps, je suis devenu légèrement moins ignorant à propos de politique et de genre à mesure que Torgue devenait plu populaire, et j’ai essayé de le faire avoir un état d’esprit beaucoup plus progressiste.”